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voyez un homme presque aussi heureux que s’il était mort. Je suis comme cette femme qui voulait, en dépit d’elle-même, devenir dévote, ne pouvant plus être autre chose, et qui tâchait en vain d’y parvenir : Ils me font lire, disait-elle, des livres de dévotion ; je m’en excède, je m’en bourre, et tout me reste sur l’estomac. Voilà où j’en suis réduit, ma chère Julie ; les lettres que je reçois d’un grand roi, le baume qu’il veut bien essayer de mettre sur mes plaies, sa philosophie pleine de bonté, de sentiment et d’intérêt, tout cela, comme il l’avoue lui-même, est bien faible pour me guérir. Je me dis sans cesse, en lisant ces lettres, et après les avoir lues : ce grand prince a raison ; et je continue à m’affliger. Ma vanité n’est plus flattée, comme elle l’a été tant de fois, de l’amitié du plus grand monarque du siècle ; cette amitié ne me touchait, ma chère Julie, que par l’intérêt que vous y preniez ; l’espèce d’éclat qu’elle répandait sur moi, m’était cher par le sentiment qui vous la faisait partager ; et j’éprouve, en gémissant, que ce vers tant répété n’est pas toujours vrai :

Avant l’amour, l’amour-propre était né.


Et vous, ma chère madame Geoffrin, digne et respectable amie, qui êtes à présent étendue sur ce lit de mort dont peut-être vous ne sortirez jamais ; vous que toutes les âmes honnêtes pleureront, et que tous les malheureux regretteront, vous qui me manquerez encore plus qu’à eux, combien de fois ai-je désiré, depuis huit jours, dans l’état d’affaiblissement où je vous voyais, d’être dans ce lit au lieu de vous, moi qui, en mourant, ne peux plus manquer à personne, moi qui serai oublié au moment où j’aurai disparu ! Mais en souhaitant d’être à votre place, je sentais que je vous aimais trop, pour vous souhaiter d’être à la mienne. Hélas ! il faut donc que je vous perde encore ! je n’aurai plus ni vos consolations, ni vos bontés, ni vos conseils. Une fille aussi cruelle pour vous que pour moi, et qui sacrifie à sa dévotion politique la douceur que vous