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que je puis à leur conversation ; en vain je cherche à me persuader que tout ce qui se passe autour de moi me touche ou du moins m’occupe ; en vain je cherche de le faire croire par la part apparente que j’y prends ; ces amis, qui ne voient que la superficie de mon âme, me croient quelquefois soulagé, et peut-être consolé. Mais quand je ne les ai plus autour de moi ; quand, après les avoir quittés, je me trouve seul dans l’univers, privé pour jamais d’un premier objet d’attachement et de préférence, alors cette âme affaissée retombe douloureusement sur elle-même, et ne voit plus que le désert qui l’environne, et le desséchement qui la flétrit !

Je suis comme les aveugles, les aveugles, profondément tristes quand ils sont seuls avec eux-mêmes, mais que la societé croit gais, parce que le moment où ils se trouvent avec les autres hommes est le seul moment supportable dont ils jouissent. J’ai beau lire les philosophes, et chercher à me soulager par cette froide et muette conversation, j’éprouve, comme me l’écrit un grand roi, que les maladies de l’âme n’ont point d’autres remèdes que des palliatifs, et je finis par me répéter tristement ce que disent ces philosophes, que le vrai soulagement à nos peines, c’est l’espoir de n’avoir plus qu’un moment à vivre et à souffrir. Cette pensée n’est pas consolante ; mais c’est un moyen que la nature nous donne, comme le dit encore si bien ce même roi, pour nous détacher de cette vie que nous sommes obligés de quitter.

La philosophie, ma chère Julie, par les ressources mêmes qu’elle nous offre, nous fait souvenir cruellement de ce qui nous manque ; et par l’effort même qu’elle fait pour nous consoler, nous avertit combien nous sommes malheureux. Elle s’est donné bien de la peine pour faire des traités de la vieillesse et de l’amitié, parce que la nature fait toute seule les traités de la jeunesse et de l’amour. Les maximes des sages, leurs consolations et leurs livres, me rappellent à tout moment le mot du solitaire, qui disait aux personnes dont il recevait quelquefois la visite : Vous