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ce séjour de la mort, où mes désirs et mes pleurs vous suivent, pardonnez-moi de troubler encore de mes vains regrets votre éternelle et paisible demeure, et songez que si en ce moment je verse des larmes, c’est au moins sur votre tombe que je les répands. Hélas ! personne n’en versera sur la mienne, et j’y descendrai bientôt après vous, en m’écriant avec Brutus, au moment où il se donne la mort : Ô vertu, nom stérile et vain, à quoi m’as-tu servi durant les soixante années que j’ai traînées sur la terre, puisque tu n’as pu me faire aimer que pendant quelques instants de cette longue durée, dont la triste fin va me paraître si languissante et si vide ! heureusement elle sera courte. Je verrai bientôt disparaître devant moi l’espèce humaine, sans me plaindre d’elle, il est vrai, car elle a donné quelquefois à mon amour-propre des satisfactions qui l’auraient flatté si je n’avais pas eu un cœur ; mais aussi sans la regretter, puisqu’en fermant les yeux je n’aurai pas même la triste douceur de pouvoir dire à personne : Je ne vous verrai plus ; souvenez-vous quelquefois de moi.

Je pourrai du moins, dans le peu de jours qui me restent à vivre, au centre de la plus accablante solitude, répéter à chaque instant ces vers d’Oreste, qui paraissent faits pour moi comme pour lui :

Grâce au ciel, mon malheur passe mon espérance.
Oui, je te loue, ô ciel, de ta persévérance…
Tu m’as fait du malheur un modèle accompli ;
Eh bien ! je meurs content, et mon sort est rempli.


En vain je ferai des efforts pour m’étourdir et me distraire, en vain j’essaierai différents genres de travaux, d’études et de lectures ; ma tête fatiguée et presque épuisée par quarante ans de méditations profondes, est aujourd’hui privée de cette ressource qui a si souvent adouci mes peines ; elle me laisse tout entier à ma tristesse ; et la nature, anéantie pour moi, ne m’offre plus ni un objet d’intérêt, ni même un objet d’occupation. En vain je rassemble ou je vais chercher quelques amis ; en vain je prends le plus d’intérêt