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le cadavre ensanglanté de Grouchka. À la tombée de la nuit, je sortis du bois et fus m’asseoir au bord d’une petite rivière au delà de laquelle on apercevait la maison éclairée de mille feux ; la fête battait son plein, les invités étaient tout à la joie, les sons de l’orchestre retentissaient au loin. Pour moi, toujours assis au bord de l’eau, je regardais non pas la maison mais la rivière dont les ondes tremblantes reflétaient toutes ces clartés en leur prêtant des proportions fantastiques. Et mon cœur était rempli d’une tristesse que je n’avais jamais connue, même pendant ma captivité chez les Tatares. Comme le frère d’Alénouchka qui, d’après la légende, jetait aux éléments le nom de sa sœur absente, je me mis à interpeller un être invisible, j’appelai plaintivement la pauvre tsigane.

— Ma sœur, ma Grounuchka ! m’écriai-je ; — parle-moi, réponds-moi ; fais-moi entendre ta voix ; montre-toi à moi une petite minute !

Eh bien ! le croirez-vous ? après que j’eus proféré à trois reprises ce douloureux appel,