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d’autres, et n’en être pas moins abandonné. C’est pour cela que, quand nous perdons un frère, un fils, un ami qui était notre appui, nous disons que nous restons abandonnés, bien que souvent nous soyons à Rome, en face d’une si grande foule, au milieu de tant d’autres habitants, et parfois même que nous ayons à nous un si grand nombre d’esclaves. Car celui-là se dit abandonné, qui, dans sa pensée, se trouve privé d’appui, à la merci de qui veut lui nuire. C’est pour cela qu’en voyage nous ne nous disons jamais plus abandonnés qu’au moment où nous tombons dans une troupe de voleurs; car ce n’est pas la présence d’un homme qui nous sauve de l’abandon, mais la présence d’un homme sûr, honnête, et prêt à nous venir en aide. Si la solitude suffisait à faire l’abandon, il faudrait dire que Jupiter est dans l’abandon lors de l’embrasement du monde, et qu’il y gémit ainsi sur lui-même: « Malheureux que je suis! je n’ai plus avec moi Junon, ni Minerve, ni Apollon; je n’ai plus, enfin, ni frères, ni fils, ni petit-fils, ni parent d’aucune sorte. » C’est pourtant là ce que quelques-uns disent qu’il fait, quand il est seul lors de cet embrasement. C’est qu’ils ne comprennent pas comment on peut vivre seul; et il faut avouer qu’ils partent d’un principe naturel, car la nature nous a faits pour vivre en société, pour nous aimer les uns les autres, pour être heureux de nous trouver avec des hommes. Mais cependant il faut que chacun ait en lui les moyens de pouvoir se suffire, et de pouvoir vivre seul; de même que Jupiter vit seul, jouissant tranquillement de lui-même, songeant à la façon dont il gouverne, et tout entier aux pensées qui