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précaution inutile

remercier en quelques mots propitiatoires Celle qui règne sur la vitesse des sons d’avoir bien voulu user en faveur de mes humbles paroles d’un pouvoir qui les rendait cent fois plus rapides que le tonnerre, mais mes actions de grâces restèrent sans autre réponse que d’être coupées.

Quand Albertine revint dans ma chambre, elle avait une robe de satin noir qui contribuait à la rendre plus pâle, à faire d’elle la Parisienne blême, ardente, étiolée par le manque d’air, l’atmosphère des foules et peut-être l’habitude du vice, et dont les yeux semblaient plus inquiets parce que ne les égayait pas la rougeur des joues.

« — Devinez, lui dis-je, à qui je viens de téléphoner, à Andrée. »

« — À Andrée ? » s’écria Albertine sur un ton bruyant, étonné, ému qu’une nouvelle aussi simple ne comportait pas. « J’espère qu’elle a pensé à vous dire que nous avions rencontré Mme Verdurin l’autre jour. »

« — Mme Verdurin ? je ne me rappelle pas », répondis-je en ayant l’air de penser à autre chose, à la fois pour sembler indifférent à cette rencontre et pour ne pas trahir Andrée qui m’avait dit où Albertine irait le lendemain. Mais qui sait si elle-même, Andrée, ne me trahissait pas, et si demain elle ne raconterait pas à Albertine que je lui avais demandé de l’empêcher coûte que coûte d’aller chez les Verdurin, et si elle ne lui avait pas déjà révélé que je lui avais fait plusieurs fois des recommandations analogues. Elle m’avait affirmé ne les avoir jamais répétées, mais la valeur de cette affirmation était balancée dans mon esprit par l’impression que depuis quelque temps s’était retirée du visage d’Albertine la confiance qu’elle avait eue si longtemps en moi.