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précaution inutile

saient un regard brusque et prolongé pareil à un attouchement et après lequel, si je les connaissais, elle me disait :

« — Si on les faisait venir ? J’aimerais leur dire des injures. »

Et depuis quelque temps, depuis qu’elle m’avait pénétré sans doute, aucune demande d’inviter personne, aucune parole, même pas un détournement des regards, devenus sans objet et silencieux, et aussi révélateurs avec la mine distraite et vacante dont ils étaient accompagnés, aussi révélateurs qu’autrefois leur aimantation. Or, il m’était impossible de lui faire des reproches ou de lui poser des questions, à propos de choses qu’elle eût déclarées si minimes, si insignifiantes, retenues par moi pour le plaisir de « chercher la petite bête ». Il est déjà difficile de dire « Pourquoi avez-vous regardé telle passante ? », mais bien plus « Pourquoi ne l’avez-vous pas regardée ? » Et pourtant je savais bien, ou du moins j’aurais su, si je n’avais pas voulu croire ces affirmations d’Albertine plutôt que tous les riens inclus dans un regard, prouvés par lui et par telle ou telle contradiction dans les paroles, contradiction dont je ne m’apercevais souvent que longtemps après l’avoir quittée, qui me faisait souffrir toute la nuit, dont je n’osais plus reparler, mais qui n’en honorait pas moins de temps en temps ma mémoire de ses visites périodiques.

Souvent pour ces simples regards furtifs ou détournés sur la plage de Balbec ou dans les rues de Paris, je pouvais me demander si la personne qui les provoquait n’était pas seulement un objet de désirs au moment où elle passait, mais une ancienne connaissance, ou bien une jeune fille dont on n’avait fait que lui parler et dont quand je l’apprenais j’étais stupéfait qu’on