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précaution inutile

jeunes filles, (cette partie du récit était confuse, effacée, autant dire infranchissable dans ma mémoire) avec laquelle ou lesquelles Aimé l’avait rencontrée, me faisait retarder cette explication. En tout cas, je n’en parlerais pas ce soir à mon amie pour ne pas risquer de lui paraître jaloux et de la fâcher.

Pourtant, quand le lendemain Bloch m’eut envoyé la photographie de sa cousine Esther, je m’empressai de la faire parvenir à Aimé. Et à la même minute, je me souvins qu’Albertine m’avait refusé le matin un plaisir qui aurait pu la fatiguer en effet. Était-ce donc pour le réserver à quelque autre ? Cette après-midi peut-être. À qui ? C’est ainsi qu’est interminable la jalousie, car même si l’être aimé, étant mort par exemple, ne peut plus vous la provoquer par ses actes, il arrive que des souvenirs postérieurs à tout événement se comportent tout à coup dans notre mémoire comme des événements, eux aussi souvenirs que nous n’avions pas éclairés jusque-là, qui nous avaient paru insignifiants et auxquels il suffit de notre propre réflexion sur eux, sans aucun fait extérieur, pour donner un sens nouveau et terrible. On n’a pas besoin d’être deux, il suffit d’être seul dans sa chambre à penser, pour que de nouvelles trahisons de votre maîtresse se produisent, fût-elle morte. Aussi il ne faut pas ne redouter dans l’amour, comme dans la vie habituelle, que l’avenir, mais même le passé qui ne se réalise pour nous souvent qu’après l’avenir, et nous ne parlons pas seulement du passé que nous apprenons après coup, mais de celui que nous avons conservé depuis longtemps en nous et que tout à coup nous apprenons à lire.

N’importe, j’étais bien heureux, l’après-midi finissant, que ne tardât pas l’heure où j’allais pouvoir demander à la présence d’Albertine