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précaution inutile

sans doute, car si les choses se répètent, c’est avec de grandes variations — s’intéressait si fort au temps qu’il faisait, et pas seulement à mon père, mais de plus en plus à ma tante Léonie. Sans cela, Albertine n’eût pu être pour moi qu’une raison de sortir pour ne pas la laisser seule, sans mon contrôle. Ma tante Léonie, toute confite en dévotion et avec qui j’aurais bien juré que je n’avais pas un seul point commun, moi si passionné de plaisir, tout différent en apparence de cette maniaque qui n’en avait jamais connu aucun et disait son chapelet toute la journée, moi qui souffrais de ne pouvoir réaliser une existence littéraire alors qu’elle avait été la seule personne de la famille qui n’eût pu encore comprendre que lire c’était autre chose que de passer son temps et « s’amuser », ce qui rendait, même au temps pascal, la lecture permise, le dimanche où toute occupation sérieuse est défendue, afin qu’il soit uniquement sanctifié par la prière. Or, bien que chaque jour j’en trouvasse la cause dans un malaise particulier qui me faisait si souvent rester couché, un être (non pas Albertine, non pas un être que j’aimais) mais un être plus puissant sur moi qu’un être aimé, s’était transmigré en moi, despotique au point de faire taire parfois mes soupçons jaloux ou du moins d’aller vérifier s’ils étaient fondés ou non, c’était ma tante Léonie. C’était assez que je ressemblasse avec exagération à mon père jusqu’à ne pas me contenter de consulter comme lui le baromètre, mais à devenir moi-même un baromètre vivant, c’était assez que je me laissasse commander par ma tante Léonie pour rester à observer le temps, mais de ma chambre ou de mon lit. Voici de même que je parlais maintenant à Albertine, tantôt comme l’enfant que j’avais été à Combray parlant à ma mère, tantôt comme ma grand’mère me parlait.