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précaution inutile

quand, au moment de me quitter, elle s’approchait pour me dire bonsoir, c’était leur douceur devenue quasi familiale que je baisais des deux côtés de son cou puissant qu’alors je ne trouvais jamais assez brun ni assez gros grains, comme si ces solides qualités eussent été en rapport avec quelque bonté loyale chez Albertine.

« — Viendrez-vous avec nous demain, grand méchant ? » me demandait-elle avant de me quitter.

« — Où irez-vous ? »

« — Cela dépendra du temps et de vous. Avez-vous seulement écrit quelque chose tantôt, mon petit chéri ? Non ? Alors, c’était bien la peine de ne pas venir vous promener. Dites, à propos, tantôt quand je suis rentrée, vous avez reconnu mon pas, vous avez deviné que c’était moi ? »

« — Naturellement. Est-ce qu’on pourrait se tromper, est-ce qu’on ne reconnaîtrait pas entre mille les pas de sa petite bécasse. Qu’elle me permette de la déchausser avant qu’elle aille se coucher, cela me fera bien plaisir. Vous êtes si gentille et si rose dans toute cette blancheur de dentelles. »

C’était le tour d’Albertine de me dire bonsoir en m’embrassant de chaque côté du cou, sa chevelure me caressait comme une aile aux plumes aiguës et douces. Si incomparables l’un à l’autre que fussent ces deux baisers de paix, Albertine glissait dans ma bouche en me faisant le don de sa langue comme un don du Saint-Esprit, me remettait un viatique, me laissait une provision de calme presque aussi doux que ma mère imposant le soir à Combray ses lèvres sur mon front.

Telle était ma réponse : au milieu des expressions charnelles, on en reconnaîtra d’autres qui étaient propres à ma mère et à ma grand’mère, car peu à peu, je ressemblais à tous mes parents, à mon père qui — de toute autre façon que moi