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précaution inutile

n’en avais pas éprouvé de pareil depuis les soirs lointains de Combray où ma mère penchée sur mon lit venait m’apporter le repos dans un baiser. Certes, j’eusse été bien étonné dans ce temps-là si l’on m’avait dit que je n’étais pas entièrement bon et surtout que je chercherais jamais à priver quelqu’un d’un plaisir. Je me connaissais sans doute bien mal alors, car mon plaisir d’avoir Albertine à demeure chez moi était beaucoup moins un plaisir positif que celui d’avoir retiré du monde où chacun pouvait la goûter à son tour, la jeune fille en fleur qui si, du moins, elle ne me donnait pas de grande joie, en privait les autres. L’ambition, la gloire m’eussent laissé indifférent. Encore plus étais-je incapable d’éprouver la haine. Et cependant chez moi aimer charnellement c’était tout de même pour moi jouir d’un triomphe sur tant de concurrents. Je ne le redirai jamais assez, c’était un apaisement plus que tout.

J’avais beau, avant qu’Albertine fût rentrée, avoir douté d’elle, l’avoir imaginée dans la chambre de Montjouvain, une fois qu’en peignoir elle s’était assise en face de mon fauteuil ou si, comme c’était le plus fréquent, j’étais resté couché au pied de mon lit, je déposais mes doutes en elle, je les lui remettais pour qu’elle m’en déchargeât, dans l’abdication d’un croyant qui fait sa prière. Toute la soirée elle avait pu, pelotonnée espièglement en boule sur mon lit, jouer avec moi comme une grosse chatte ; son petit nez rose qu’elle diminuait encore au bout avec un regard coquet qui lui donnait la finesse de certaines personnes un peu grosses, avait pu lui donner une mine mutine et enflammée, elle avait pu laisser tomber une mèche de ses longs cheveux noirs sur sa joue de cire rosée et fermant à demi les yeux, décroisant les bras, avoir eu l’air de me dire : « Fais de moi ce que tu veux »,