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précaution inutile

tel amour est fait de bien autre chose ! Quelquefois j’éteignais la lumière avant qu’elle entrât. C’était dans l’obscurité, à peine guidée par la lumière d’un tison, qu’elle se couchait à mon côté. Mes mains, mes joues seules la reconnaissaient sans que mes yeux la vissent, mes yeux qui souvent avaient peur de la trouver changée. De sorte qu’à la faveur de cet amour aveugle, elle se sentait peut-être baignée de plus de tendresse que d’habitude.

L’ami congédié, je me déshabillais, je me couchais et, Albertine assise sur un coin du lit, nous reprenions notre partie ou notre conversation interrompue de baisers, et dans le désir qui seul nous fait trouver de l’intérêt dans l’existence et le caractère d’une personne, nous restons si fidèles à notre nature, si en revanche nous abandonnons successivement les différents êtres aimés tour à tour par nous, qu’une fois m’apercevant dans la glace au moment où j’embrassais Albertine en l’appelant ma petite fille, l’expression triste et passionnée de mon propre visage, pareil à ce qu’il eût été autrefois auprès de Gilberte dont je ne me souvenais plus, à ce qu’il serait peut-être un jour auprès d’une autre si jamais je devais oublier Albertine, me fit penser qu’au-dessus des considérations de personne (l’instinct voulant que nous considérions l’actuelle comme seule véritable) je remplissais les devoirs d’une dévotion ardente et douloureuse dédiée comme une offrande à la jeunesse et à la beauté de la femme. Et pourtant à ce désir honorant d’un « ex-voto » la jeunesse, aux souvenirs aussi de Balbec, se mêlait dans le besoin que j’avais de garder ainsi tous les soirs Albertine auprès de moi, quelque chose qui avait été étranger jusqu’ici à ma vie au moins amoureuse, s’il n’était pas entièrement nouveau dans ma vie.

C’était un pouvoir d’apaisement tel que je