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précaution inutile

moment délicieux d’incertitude il me semblait que je prenais à nouveau plus complètement possession d’elle, puisque au lieu que après être sortie elle entrât dans sa chambre, c’était ma chambre dès qu’elle serait reconnue par Albertine qui allait l’enserrer, la contenir sans que les yeux de mon amie manifestassent aucun trouble, restant aussi calmes que si elle n’avait pas dormi.

L’hésitation du réveil révélée par son silence, ne l’était pas par son regard. Dès qu’elle retrouvait la parole elle disait : « Mon » ou « Mon chéri » suivis l’un ou l’autre de mon nom de baptême, ce qui en donnant au narrateur le même nom qu’à l’auteur de ce livre eût fait : « Mon Marcel », « Mon chéri Marcel ». Je ne permettais plus dès lors qu’en famille nos parents en m’appelant aussi chéri ôtassent leur prix d’être unique aux mots délicieux que me disait Albertine. Tout en me les disant elle faisait une petite moue qu’elle changeait d’elle-même en baiser. Aussi vite qu’elle s’était tout à l’heure endormie, aussi vite elle s’était réveillée[1].

Pas plus que mon déplacement dans le temps, pas plus que le fait de regarder une jeune fille assise auprès de moi sous la lampe qui l’éclaire autrement que le soleil quand debout elle s’avançait le long de la mer, cet enrichissement réel, ce progrès autonome d’Albertine, n’étaient la cause importante, la différence qu’il y avait entre la façon de la voir maintenant, et ma façon de la voir au début à Balbec. Des années plus nombreuses auraient pu séparer les deux images sans amener un changement aussi complet ; il s’était produit essentiel et soudain quand j’avais appris

  1. Fin du passage publié dans la Nouvelle Revue Française du 1er novembre 1922.