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précaution inutile

fauteuil. Peut-être faisais-je ce pas aussi parce que regarder dormir sans bouger finit par devenir fatiguant. Et ainsi à pas de loup, me retournant sans cesse pour voir si Albertine ne s’éveillait pas, j’allais jusqu’au fauteuil. Là, je m’arrêtais, je restais longtemps à regarder le kimono comme j’étais resté longtemps à regarder Albertine. Mais — et peut-être j’ai eu tort — jamais je n’ai touché au kimono, mis ma main dans la poche, regardé les lettres. À la fin voyant que je ne me déciderais pas, je repartais, à pas de loup, revenais près du lit d’Albertine et me remettais à la regarder dormir, elle qui ne me dirait rien alors que je voyais sur un bras du fauteuil ce kimono qui peut-être m’eût dit bien des choses. Et de même que les gens louent cent francs par jour une chambre à l’Hôtel de Balbec pour respirer l’air de la mer, je trouvais tout naturel de dépenser plus que cela pour elle, puisque j’avais son souffle près de ma joue, dans sa bouche que j’entrouvrais sur la mienne, où contre ma langue passait sa vie.

Mais ce plaisir de la voir dormir et qui était aussi doux que la sentir vivre, un autre y mettait fin et qui était celui de la voir s’éveiller. Il était à un degré plus profond et plus mystérieux, le plaisir même qu’elle habitât chez moi. Sans doute il m’était doux l’après-midi, quand elle descendait de voiture, que ce fût dans mon appartement qu’elle rentrât. Il me l’était plus encore que, quand du fond du sommeil, elle remontait les derniers degrés de l’escalier des songes, ce fût dans ma chambre qu’elle renaquît à la conscience et à la vie, qu’elle se demandât un instant « Où suis-je » et voyant les objets dont elle était entourée, la lampe dont la lumière lui faisait à peine cligner des yeux, pût se répondre qu’elle était chez elle en constatant qu’elle s’éveillait chez moi. Dans ce premier