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précaution inutile

leurs quelque personne inconnue qu’ils eussent désignée, c’était sur ma main, sur ma joue, que sa main parfois animée d’un léger frisson se crispait un instant. Je goûtais son sommeil d’un amour désintéressé, apaisant, comme je restais des heures à écouter le déferlement du flot.

Peut-être faut-il que les êtres soient capables de vous faire beaucoup souffrir pour que dans les heures de rémission ils vous procurent ce même calme apaisant que la nature. Je n’avais pas à lui répondre comme quand nous causions, et même eussé-je pu me taire comme je faisais aussi, quand elle parlait, qu’en l’entendant parler je ne descendais pas tout de même aussi avant en elle. Continuant à entendre, à recueillir d’instant en instant, le murmure apaisant comme une imperceptible brise, de sa pure haleine, c’était toute une existence physiologique qui était devant moi, à moi, aussi longtemps que je restais jadis couché sur la plage, au clair de lune, je serais resté là à la regarder, à l’écouter.

Quelquefois on eût dit que la mer devenait grosse, que la tempête se faisait sentir jusque dans la baie et je me mettais comme elle à écouter le grondement de son souffle qui ronflait. Quelquefois quand elle avait trop chaud, elle ôtait, dormant déjà presque, son kimono qu’elle jetait sur mon fauteuil. Pendant qu’elle dormait, je me disais que toutes ses lettres étaient dans la poche intérieure de ce kimono où elle les mettait toujours. Une signature, un rendez-vous donné eût suffi pour prouver un mensonge ou dissiper un soupçon. Quand je sentais le sommeil d’Albertine bien profond, quittant le pied de son lit où je la contemplais depuis longtemps sans faire un mouvement, je faisais un pas, pris d’une curiosité ardente, sentant le secret de cette vie offert, floche et sans défense, dans ce