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précaution inutile

Paris, au coin de mon feu, vivait encore le désir que m’avait inspiré le cortège insolent et fleuri qui se déroulait le long de la plage, et comme Rachel gardait pour Saint-Loup, même quand il le lui eût fait quitter, le prestige de la vie de théâtre, en cette Albertine cloîtrée dans ma maison, loin de Balbec, d’où je l’avais précipitamment emmenée, subsistaient l’émoi, le désarroi social, la vanité inquiète, les désirs errants de la vie de bain de mer. Elle était si bien encagée que certains soirs même, je ne faisais pas demander qu’elle quittât sa chambre pour la mienne, elle que jadis tout le monde suivait, que j’avais tant de peine à rattraper filant sur sa bicyclette, et que le liftier même ne pouvait me ramener, ne me laissant guère d’espoir qu’elle vînt et que j’attendais pourtant toute la nuit.

Albertine n’avait-elle pas été devant l’Hôtel comme une grande actrice de la plage en feu, excitant les jalousies quand elle s’avançait dans ce théâtre de nature, ne parlant à personne, bousculant les habitués, dominant ses amies, et cette actrice si convoitée n’était-ce pas elle qui, retirée par moi de la scène, enfermée chez moi, était à l’abri des désirs de tous, qui désormais pouvait la chercher vainement tantôt dans ma chambre, tantôt dans la sienne, où elle s’occupait à quelque travail de dessin et de ciselure.

Sans doute dans les premiers jours de Balbec, Albertine semblait dans un plan parallèle à celui où je vivais, mais qui s’en était rapproché (quand j’avais été chez Elstir), puis l’avait rejoint, au fur et à mesure de mes relations avec elle, à Balbec, à Paris, puis à Balbec encore. D’ailleurs, entre les deux tableaux de Balbec, au premier séjour et au second, composés des mêmes villas d’où sortaient les mêmes jeunes filles devant la même mer, quelle différence ! Dans les amies d’Albertine du second séjour si bien connues de