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précaution inutile

chaque fois d’incarnations nouvelles. Leur immobilité viendra de notre indifférence qui les livrera au jugement de l’esprit. Celui-ci ne conclura pas, du reste, d’une façon beaucoup plus catégorique, car après avoir jugé que tel défaut prédominant chez l’une était heureusement absent de l’autre, il verra que le défaut avait pour contre-partie une qualité précieuse. De sorte que du faux jugement de l’intelligence, laquelle n’entre en jeu que quand on cesse de s’intéresser, sortiront définis des caractères stables de jeunes filles, lesquels ne nous apprendront pas plus que les surprenants visages apparus chaque jour quand, dans la vitesse étourdissante de notre attente, nos amies se présentaient tous les jours, toutes les semaines, trop différentes pour nous permettre, la course ne s’arrêtant pas, de classer, de donner des rangs. Pour nos sentiments, nous en avons parlé trop souvent pour le redire que bien souvent un amour n’est que l’association d’une image de « lapin » que la demoiselle nous a posé. Tout cela n’est pas vrai que pour les jeunes gens imaginatifs devant les jeunes filles changeantes.

Dès le temps où notre récit est arrivé, il paraît, je l’ai su depuis, que la nièce de Jupien avait changé d’opinion sur Morel et sur M. de Charlus. Mon mécanicien venant au renfort de l’amour qu’elle avait pour Morel lui avait vanté, comme existant chez le violoniste, des délicatesses infinies auxquelles elle n’était que trop portée à croire. Et d’autre part, Morel ne cessait de lui dire le rôle de bourreau que M. de Charlus exerçait envers lui et qu’elle attribuait à la méchanceté, ne devinant pas l’amour. Elle était du reste bien forcée de constater que M. de Charlus assistait tyranniquement à toutes leurs entrevues. Et venant corroborer tout cela, elle entendait des femmes du monde parler de l’atroce méchanceté du baron. Or, depuis peu, son jugement avait été