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précaution inutile

la vue m’était douce parce qu’elles étaient les unes et les autres comme les signes (que d’autres souliers n’eussent pas été), qu’elle habitait chez moi. Elle avait aussi des choses qui ne venaient pas de moi, comme une belle bague d’or. J’y admirais les ailes éployées d’un aigle.

« — C’est ma tante qui me l’a donnée, me dit-elle. Malgré tout elle est quelquefois gentille. Cela me vieillit parce qu’elle me l’a donnée pour mes vingt ans. »

Albertine avait pour toutes ces jolies choses un goût bien plus vif que la Duchesse, parce que, comme tout obstacle apporté à une possession (telle pour moi la maladie qui me rendait les voyages si difficiles et si désirables) la pauvreté, plus généreuse que l’opulence, donne aux femmes bien plus que la toilette qu’elles ne peuvent pas acheter, le désir de cette toilette et qui en est la connaissance véritable, détaillée, approfondie. Elle, parce qu’elle n’avait pu s’offrir ces choses, moi, parce qu’en les faisant faire, je cherchais à lui faire plaisir, nous étions comme ces étudiants connaissant tout d’avance des tableaux qu’ils sont avides d’aller voir à Dresde ou à Vienne. Tandis que les femmes riches au milieu de la multitude de leurs chapeaux et de leurs robes, sont comme ces visiteurs à qui, la promenade dans un musée n’étant précédée d’aucun désir, donne seulement une sensation d’étourdissement, de fatigue et d’ennui.

Telle toque, tel manteau de zibeline, tel peignoir de Doucet, aux manches doublées de rose, prenaient pour Albertine qui les avait aperçus, convoités et, grâce à l’exclusivisme et à la minutie qui caractérisent le désir, les avait à la fois isolés du reste dans un vide sur lequel se détachait à merveille la doublure, ou l’écharpe, et comme dans toutes leurs parties — et pour moi qui étais