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précaution inutile

Ils veulent crâner d’autant plus, mais je m’amuse à le dire à tout le monde. Je voudrais qu’ils m’attaquent en dénonciation calomnieuse. Quelle belle déposition je ferais. »

Ses yeux étincelaient. Or, j’appris que le père n’avait rien commis d’indélicat, qu’Andrée le savait aussi bien que quiconque. Mais elle s’était crue méprisée par le fils, avait cherché quelque chose qui pourrait l’embarrasser, lui faire honte, avait inventé tout un roman de dépositions qu’elle était imaginairement appelée à faire et, à force de s’en répéter les détails, ignorait peut-être elle-même s’ils n’étaient pas vrais.

Ainsi telle qu’elle était devenue (et, même sans ses haines courtes et folles), je n’aurais pas désiré la voir, ne fût-ce qu’à cause de cette malveillante susceptibilité qui entourait d’une ceinture aigre et glaciale sa vraie nature plus chaleureuse et meilleure. Mais les renseignements qu’elle seule pouvait me donner sur mon amie m’intéressaient trop pour que je négligeasse une occasion si rare de les apprendre. Andrée entrait, fermait la porte derrière elle ; elles avaient rencontré une amie, et Albertine ne m’avait jamais parlé d’elle.

« — Qu’ont-elles dit ?

« — Je ne sais pas, car j’ai profité de ce qu’Albertine n’était pas seule pour aller acheter de la laine. »

« — Acheter de la laine ? »

« — Oui, c’est Albertine qui me l’avait demandé. »

« — Raison de plus pour ne pas y aller, c’était peut-être pour vous éloigner. »

« — Mais elle me l’avait demandé avant de rencontrer son amie. »

« — Ah ! » répondais-je en retrouvant la respiration.