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précaution inutile

parce que c’était vrai, moitié pour s’excuser de ne pas laisser voir davantage sa tendresse pour moi, car je la fatiguais déjà alors, et elle avait vu par ma gentillesse pour elle qu’elle n’avait pas besoin de m’en montrer autant qu’aux autres pour en obtenir plus que d’eux). Elle ne m’aurait plus avoué maintenant comme alors : « — Je trouve ça stupide de laisser voir qu’on aime, moi c’est le contraire, dès qu’une personne me plaît, j’ai l’air de ne pas y faire attention. Comme ça personne ne sait rien. »

Comment, c’était la même Albertine d’aujourd’hui, avec ses prétentions à la franchise et d’être indifférente à tous qui m’avait dit cela ! Elle ne m’eût plus énoncé cette règle maintenant ! Elle se contentait quand elle causait avec moi de l’appliquer en me disant de telle ou telle personne qui pouvait m’inquiéter : « — Ah ! je ne sais pas, je ne l’ai pas regardée, elle est trop insignifiante. » Et de temps en temps, pour aller au-devant de choses que je pourrais apprendre, elle faisait de ces aveux que leur accent, avant que l’on connaisse la réalité qu’ils sont chargés de dénaturer, d’innocenter, dénonce déjà comme étant des mensonges.

Tout en écoutant des pas d’Albertine avec le plaisir confortable de penser qu’elle ne ressortirait plus de ce soir, j’admirais que, pour cette jeune fille dont j’avais cru autrefois ne pouvoir jamais faire la connaissance, rentrer chaque jour chez elle ce fût précisément rentrer chez moi. Le plaisir fait de mystère et de sensualité que j’avais éprouvé, fugitif et fragmentaire, à Balbec, le soir où elle était venue coucher à l’Hôtel, s’était complété, stabilisé, remplissait ma demeure jadis vide d’une permanente provision de douceur domestique, presque familiale, rayonnant jusque dans les couloirs et dans laquelle tous mes sens, tantôt effectivement, tantôt dans