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précaution inutile

gnifiant. Elle avait failli être surprise avec Andrée et s’était donné un peu de temps en éteignant tout, en allant chez moi pour ne pas laisser voir son lit en désordre et avait fait semblant d’être en train d’écrire. Mais on verra tout cela plus tard, tout cela dont je n’ai jamais su si c’était vrai. Après, mais sauf cet incident unique, tout se passait normalement quand je remontais de chez la duchesse, Albertine ignorant si je ne désirais pas sortir avec elle avant le dîner, — je trouvais d’habitude dans l’antichambre son chapeau, son manteau, son ombrelle qu’elle y avait laissés à tout hasard. Dès qu’en entrant je les apercevais, l’atmosphère de la maison devenait respirable. Je sentais qu’au lieu d’un air raréfié, le bonheur la remplissait. J’étais sauvé de ma tristesse, la vue de ces riens me faisait posséder Albertine, je courais vers elle.

Alors tout à coup, je me souvenais ; j’avais connu une première Albertine, puis brusquement elle avait été changée en une autre, l’actuelle. Et le changement, je n’en pouvais rendre responsable que moi-même. Tout ce qu’elle m’eût avoué facilement, puis volontiers, quand nous étions de bons camarades, avait cessé de s’épandre dès qu’elle avait cru que je l’aimais, ou, sans peut-être se dire le nom de l’Amour, avait deviné un sentiment inquisitorial qui veut savoir, souffre pourtant de savoir, et cherche à apprendre davantage.

Depuis ce jour-là, elle m’avait tout caché. Elle se détournait de ma chambre si elle pensait que j’étais, non pas même souvent, avec une amie, mais avec un ami, elle dont les yeux s’intéressaient jadis si vivement quand je parlais d’une fille : « Il faut tâcher de la faire venir, ça m’amuserait de la connaître. » « Mais elle a ce que vous appelez mauvais genre. » « Justement, ce sera bien plus drôle. » À ce moment-là, j’aurais