Page:Les Œuvres libres, numéro 20, 1923.djvu/40

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
36
précaution inutile

qu’elle trouvait élégant, étant si aristocratique, c’est-à-dire affectant d’être une paysanne, de ne pas attacher à la richesse l’importance des gens qui ne sont que riches et qui méprisent les pauvres. Peut-être était-ce plutôt une habitude contractée d’une époque de sa vie où déjà riche, mais insuffisamment pourtant eu égard à ce que coûtait l’entretien de tant de propriétés, elle éprouvait une certaine gêne d’argent qu’elle ne voulait pas avoir l’air de dissimuler. Les choses dont on parle le plus souvent en plaisantant, sont généralement, au contraire, celles qui ennuient, mais dont on ne veut pas avoir l’air d’être ennuyé, avec peut-être l’espoir inavoué de cet avantage supplémentaire que justement la personne avec qui on cause, vous entendant plaisanter de cela, croira que cela n’est pas vrai.

Mais le plus souvent, à cette heure-là, je savais trouver la duchesse chez elle, et j’en étais heureux car c’était plus commode pour lui demander longuement les renseignements désirés par Albertine. Et j’y descendais sans presque penser combien il était extraordinaire que chez cette mystérieuse Mme de Guermantes de mon enfance, j’allasse uniquement afin d’user d’elle pour une simple commodité pratique, comme on fait du téléphone, instrument surnaturel devant les miracles duquel on s’émerveillait jadis, et dont on se sert maintenant sans même y penser, pour faire venir son tailleur ou commander une glace.

Je mettrai à part, parmi ces jours où je m’attardai chez Mme de Guermantes, un qui fut marqué par un petit incident dont la cruelle signification m’échappa entièrement et ne fut comprise par moi que longtemps après. Cette fin d’après-midi là, Mme de Guermantes m’avait donné, parce qu’elle savait que je les aimais, des