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précaution inutile

au chemin jalonné par tant d’abandons qu’elle commettrait à la légère, s’en poursuivrait pour moi un autre impitoyable à peine interrompu de bien courts répits ; de sorte que ma souffrance ne pouvait, si j’avais réfléchi, finir qu’avec Albertine ou qu’avec moi. Même les premiers temps de notre arrivée à Paris, insatisfait des renseignements qu’Andrée et le chauffeur m’avaient donnés sur les promenades qu’ils faisaient avec mon amie, j’avais senti les environs de Paris aussi cruels que ceux de Balbec et j’étais parti quelques jours en voyage avec Albertine. Mais partout l’incertitude de ce qu’elle faisait était la même ; les possibilités que ce fût le mal aussi nombreuses, la surveillance encore plus difficile, si bien que j’étais revenu avec elle à Paris. En réalité, en quittant Balbec, j’avais cru quitter Gomorrhe, en arracher Albertine ; hélas ! Gomorrhe était dispersé aux quatre coins du monde. Et moitié par ma jalousie, moitié par ignorance de ces joies (cas qui est fort rare), j’avais réglé à mon insu cette partie de cache-cache où Albertine m’échapperait toujours.

Je l’interrogeais à brûle-pourpoint :

« — Ah ! à propos, Albertine, est-ce que je rêve, est-ce que vous ne m’aviez pas dit que vous connaissiez Gilberte Swann ? »

« — Oui, c’est-à-dire qu’elle m’a parlé au cours, parce qu’elle avait les cahiers d’histoire de France, elle a même été très gentille, elle me les a prêtés et je les lui ai rendus aussitôt que je l’ai vue. »

« — Est-ce qu’elle est du genre de femmes que je n’aime pas ? »

« — Oh ! pas du tout, tout le contraire. »

— Mais plutôt que de me livrer à ce genre de causeries investigatrices, je consacrais souvent à imaginer la promenade d’Albertine, les forces