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précaution inutile

gentil. Chaque fois que quelqu’un avait parlé de vous gentiment, avait eu l’air de faire grand cas de vous, Andrée était dans le ravissement. »

Malgré tout, pour éviter qu’il y eût quelque chose de préparé à mon insu, je conseillais d’abandonner pour ce jour-là les Buttes-Chaumont et d’aller plutôt à Saint-Cloud, ou ailleurs.

Ce n’est pas certes, je le savais, que j’aimasse Albertine le moins du monde. L’amour n’est peut-être que la propagation de ces remous qui, à la suite d’une émotion, émeuvent l’âme. Certains avaient remué mon âme tout entière quand Albertine m’avait parlé à Balbec de Mlle Vinteuil, mais ils étaient maintenant arrêtés. Je n’aimais plus Albertine car il ne me restait plus rien de la souffrance, guérie maintenant, que j’avais eue dans le train, à Balbec, en apprenant quelle avait été l’adolescence d’Albertine, avec des visites peut-être à Montjouvain. Tout cela, j’y avais trop longtemps pensé, c’était guéri. Mais, par instant, certaines manières de parler d’Albertine me faisaient supposer — je ne sais pourquoi — qu’elle avait dû recevoir dans sa vie encore si courte beaucoup de compliments, de déclarations, et les recevoir avec plaisir, autant dire avec sensualité. Ainsi, elle disait, à propos de n’importe quoi : « C’est vrai ? C’est bien vrai ? » (Certes, si elle avait dit comme une Odette : « C’est bien vrai ce gros mensonge-là ! » je ne m’en fusse pas inquiété, car le ridicule de la formule se fût expliqué par une stupide banalité d’esprit de femme. Mais son air interrogateur : « C’est vrai ? » donnait d’une part l’étrange impression d’une créature qui ne peut se rendre compte des choses par elle-même, qui en appelle à votre témoignage, comme si elle ne possédait pas les mêmes facultés que vous (on lui disait : « Voilà une heure que nous sommes partis », ou « Il pleut », elle demandait : « C’est vrai ? »).