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précaution inutile

dégagées, et pour être sûr qu’il ne cesse pas d’aimer la femme, la met dans un milieu dangereux où il lui faut la protéger chaque jour. (Le contraire des hommes qui exigent qu’une femme renonce au théâtre bien que d’ailleurs c’est parce qu’ils avaient été au théâtre qu’ils l’ont aimée.)

Quand ainsi le départ d’Albertine n’aurait plus d’inconvénients, il fallait choisir un jour de beau temps comme celui-ci — il allait y en avoir beaucoup — où Albertine me serait indifférente, où je serais tenté de mille désirs, il faudrait la laisser sortir sans la voir, puis me levant, me préparant vite, lui laisser un mot, en profitant de ce que, comme elle ne pourrait à cette époque aller en nul lieu qui m’agitât, je pourrais réussir en voyage à ne pas me représenter les actions mauvaises qu’elle pourrait faire, et qui me semblaient en ce moment bien différentes du reste, et sans l’avoir revue, partir pour Venise. Je sonnai Françoise pour lui demander de m’acheter un guide et un indicateur, comme j’avais fait enfant, quand j’avais déjà voulu préparer un voyage à Venise, réalisation d’un désir aussi violent que celui que j’avais en ce moment ; j’oubliais que depuis il en était un que j’avais atteint, sans aucun plaisir, le désir de Balbec, et que Venise, étant aussi un phénomène visible, ne pourrait probablement pas plus que Balbec réaliser un rêve ineffable, celui du temps gothique, actualisé d’une mer printanière et qui venait d’instant en instant frôler mon esprit d’une image enchantée, caressante, insaisissable, mystérieuse et confuse. Françoise ayant entendu mon coup de sonnette entra, assez inquiète de la façon dont je prendrais ses paroles et sa conduite.

« — J’étais bien ennuyée, me dit-elle, que Monsieur sonne si tard aujourd’hui. Je ne savais