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précaution inutile

encore par la robe bleu et or de Fortuny, qui étendit devant moi un autre printemps, un printemps non plus du tout feuillu, mais subitement dépouillé au contraire de ses arbres et de ses fleurs par ce nom que je venais de me dire : Venise, un printemps décanté, qui est réduit à son essence, et traduit l’allongement, l’échauffement, l’épanouissement graduel de ses jours par la fermentation progressive non plus d’une terre impure, mais d’une eau vierge et bleue, printanière sans porter corolles, et qui ne pourrait répondre au mois de mai que par des reflets, travaillés par lui, s’accordant exactement à lui dans la nudité rayonnante et fixe de son sombre saphir. Aussi bien pas plus que les saisons à ses bras de mer infleurissables les modernes années n’apportent de changement à la cité gothique ; je le savais, je ne pouvais l’imaginer, or, l’imaginer, voilà ce que je voulais de ce même désir qui, jadis, quand j’étais enfant, dans l’ardeur même du départ, avait brisé en moi la force de partir ; me trouver face à face avec des imaginations vénitiennes, contempler comment cette mer divisée enserrait de ses méandres, comme les replis du fleuve océan, une civilisation urbaine et raffinée, mais qui, isolée par leur ceinture azurée, s’était développée, avait eu à part ses écoles de peinture et d’architecture — jardin fabuleux de bruits et d’oiseaux, de pierre de couleur, fleuri au milieu de la mer qui venait le rafraîchir, frappait de son flux le faîte des colonnes et sur le puissant relief des chapiteaux, comme un regard de sombre azur qui veille dans l’ombre, posait par taches et faisait remuer perpétuellement la lumière. Oui, il fallait partir, c’était le moment.

Depuis qu’Albertine n’avait plus l’air fâché contre moi, sa possession ne me semblait plus un bien en échange duquel on est prêt à donner