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précaution inutile

pait de la machine s’était tant de fois évanouie dans le pâle azur comme si elle m’avait suivi dans mes promenades pendant ces après-midi d’été où Albertine était à peindre, elle faisait fleurir maintenant de chaque côté de moi, bien que je fusse dans ma chambre obscure, les bleuets, les coquelicots et les trèfles incarnat, elle m’enivrait comme une odeur de campagne non pas circonscrite et fixe, comme celle qui est apposée devant les aubépines et qui, retenue par ses éléments onctueux et denses, flotte avec une certaine stabilité devant la haie, mais une odeur devant quoi fuyaient les routes, changeait l’aspect du sol, accouraient les châteaux, pâlissait le ciel, se décuplaient les forces, une odeur qui était comme un symbole de bondissement et de puissance et qui renouvelait le désir que j’avais eu à Balbec de monter dans la cage de cristal et d’acier, mais cette fois pour aller non plus faire des visites dans des demeures familières avec une femme que je connaissais trop, mais faire l’amour dans des lieux nouveaux avec une femme inconnue. Odeur qu’accompagnait, à tout moment, l’appel des trompes d’automobiles qui passaient, sur lequel j’adaptais des paroles comme sur une sonnerie militaire : « Parisien, lève-toi, lève-toi, viens déjeuner à la campagne et faire du canot dans la rivière, à l’ombre sous les arbres, avec une belle fille, lève-toi, lève-toi. » Et toutes ces rêveries m’étaient si agréables que je me félicitais de la « sévère loi » qui faisait que tant que je n’aurais pas appelé, aucun « timide mortel », fût-ce Françoise, fût-ce Albertine, ne s’aviserait de venir me troubler « au fond de ce palais », où « une majesté terrible affecte à mes sujets de me rendre invisible ».

Mais, tout à coup, le décor changea : ce ne fut plus le souvenir d’anciennes impressions, mais d’un ancien désir, tout récemment réveillé