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précaution inutile

laquelle, verticales et debout, elles se tenaient en tranches juxtaposées et distinctes, dans un clair obscur nacré qui ajoutait un glacé plus doux au reflet des rideaux et des fauteuils de satin bleu, je me voyais, non par un simple caprice de mon imagination, mais parce que c’était effectivement possible, suivant dans quelque quartier neuf de la banlieue les rues aveuglées de soleil et voyant non les fades boucheries et la blanche pierre de taille, mais la salle à manger de campagne où je pourrais arriver tout à l’heure, et les odeurs que j’y trouverais en arrivant, l’odeur du compotier de cerises et d’abricots, de cidre, de fromage de gruyère, tenues en suspens dans la lumineuse congélation de l’ombre qu’elles veinent délicatement comme l’intérieur d’une agate, tandis que les porte-couteaux en verre prismatique y irisent des arcs-en-ciel, ou piquent çà et là sur la toile cirée des ocellures de paon. Comme un vent qui s’enfle avec une progression régulière, j’entendais avec joie une automobile sous la fenêtre. Je sentais son odeur de pétrole. Elle peut sembler regrettable aux délicats (qui sont toujours des matérialistes, et à qui elle gâte la campagne), et à certains penseurs matérialistes à leur manière aussi, qui croyant à l’importance du fait s’imaginent que l’homme serait plus heureux, capable d’une poésie plus haute, si ses yeux étaient susceptibles de voir plus de couleurs, ses narines de connaître plus de parfums, travestissement philosophique de l’idée naïve de ceux qui croient que la vie était plus belle quand on portait au lieu de l’habit noir de somptueux costumes.

Mais pour moi (de même qu’un arome, déplaisant en soi peut-être, de naphtaline et de vetiver, m’eût exalté en me rendant la pureté bleue de la mer le jour de mon arrivée à Balbec), cette odeur de pétrole, qui, avec la fumée qui s’échap-