Page:Les Œuvres libres, numéro 20, 1923.djvu/127

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
123
précaution inutile

seul zéphir rayent l’océan des eaux ou des blés. Nous revînmes très tard dans une nuit où çà et là au bord du chemin un pantalon rouge à côté d’un jupon révélaient des couples amoureux. Notre voiture passa la porte Maillot pour rentrer. Aux monuments de Paris s’était substitué pur, linéaire, sans épaisseur, le dessin des monuments de Paris, comme on eût fait pour une ville détruite dont on eût voulu relever l’image. Mais au bord de celle-ci s’élevait avec une telle douceur la bordure bleu pâle sur laquelle elle se détachait que les yeux altérés cherchaient partout encore un peu de cette nuance délicieuse qui leur était trop avarement mesurée : il y avait clair de lune. Albertine l’admira. Je n’osai lui dire que j’en aurais mieux joui si j’avais été seul ou à la recherche d’une inconnue. Je lui récitai des vers ou des phrases de prose sur le clair de lune lui montrant comment d’argenté qu’il était autrefois, il était devenu bleu avec Chateaubriand, avec le Victor Hugo d’Eviradnus et de la Fête chez Thérèse, pour redevenir jaune et métallique avec Baudelaire et Leconte de Lisle. Puis lui rappelant l’image qui figure le croissant de la lune à la fin de Booz endormi, je lui parlai de toute la pièce. Je ne peux pas dire combien quand j’y pense sa vie était recouverte de désirs alternés, fugitifs, souvent contradictoires. Sans doute le mensonge la compliquait encore, car ne se rappelant plus au juste nos conversations, quand elle m’avait dit :

« — Ah ! voilà une jolie fille et qui jouait bien au golf. »

Et que, lui ayant demandé le nom de cette jeune fille, elle m’avait répondu de cet air détaché, universel, supérieur, qui a sans doute toujours des parties libres, car chaque menteur de cette catégorie l’emprunte chaque fois pour un