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précaution inutile

ter dans ma chambre, à ne pas voyager, tout cela était possible dans l’ancien monde où nous étions la veille encore, dans le monde vide de l’hiver, mais non plus dans cet univers nouveau, feuillu, où je m’étais éveillé comme un jeune Adam pour qui se pose pour la première fois le problème de l’existence, du bonheur, et sur qui ne pèse pas l’accumulation des solutions négatives antérieures.

La présence d’Albertine me pesait, je la regardais donc, maussade, et je sentis que c’était un malheur que nous n’eussions pas rompu. Je voulais aller à Venise, je voulais en attendant aller au Louvre voir des tableaux vénitiens et au Luxembourg les deux Elstir, qu’à ce qu’on venait de m’apprendre, la princesse de Guermantes venait de vendre à ce musée, ceux que j’avais tant admirés chez la duchesse de Guermantes, les « Plaisirs de la Danse » et « Portrait de la famille X ». Mais j’avais peur que, dans le premier, certaines poses lascives ne donnassent à Albertine un désir, une nostalgie de réjouissances populaires, la faisant se dire que peut-être une certaine vie qu’elle n’avait pas menée, une vie de feux d’artifices et de guinguettes, avait du bon. Déjà, d’avance, je craignais que le 14 juillet elle me demandât d’aller à un bal populaire et je rêvais d’un événement impossible qui eût supprimé cette fête. Et puis, il y avait aussi là-bas, dans les Elstir, des nudités de femmes dans des paysages touffus du Midi qui pouvaient faire penser Albertine à certains plaisirs, bien qu’Elstir lui-même n’y eût vu que la beauté sculpturale, pour mieux dire la beauté de blancs monuments, que prennent des corps de femme, assis dans la verdure. Aussi, je me résignai à renoncer à cela et je voulus partir pour aller à Versailles.

Albertine, qui n’avait pas voulu sortir avec