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précaution inutile

Cette fois je n’osai pas la rappeler, mais mon cœur battait si fort que je ne pus me recoucher.

Comme un oiseau qui va d’une extrémité de sa cage à l’autre, sans arrêter, je passais de l’inquiétude qu’Albertine pût partir à un calme relatif. Ce calme était produit par le raisonnement que je recommençais plusieurs fois par minute : « Elle ne peut pas partir en tous cas sans me prévenir, elle ne m’a nullement dit qu’elle partirait », et j’étais à peu près calmeé. Mais aussitôt je me redisais : « Pourtant si demain j’allais la trouver partie. Mon inquiétude elle-même a bien sa cause en quelque chose ; pourquoi ne m’a-t-elle pas embrassé ? » Alors je souffrais horriblement du cœur. Puis il était un peu apaisé par le raisonnement que je recommençais, mais je finissais par avoir mal à la tête, parce que ce mouvement de ma pensée était si incessant et si monotone. Il y a ainsi certains états moraux, et notamment l’inquiétude qui, ne nous présentant que deux alternatives, ont quelque chose d’aussi atrocement limité qu’une simple souffrance physique. Je refaisais perpétuellement le raisonnement qui donnait raison à mon inquiétude et celui qui lui donnait tort et me rassurait, sur un espace aussi exigu que le malade qui palpe sans s’arrêter d’un mouvement interne l’organe qui le fait souffrir, s’éloigne un instant du point douloureux, pour y revenir l’instant d’après.

Tout à coup, dans le silence de la nuit, je fus frappé par un bruit en apparence insignifiant, mais qui me remplit de terreur, le bruit de la fenêtre d’Albertine qui s’ouvrait violemment. Quand je n’entendis plus rien, je me demandai pourquoi ce bruit m’avait fait si peur. En lui-même il n’avait rien d’extraordinaire, mais je lui donnais probablement deux significations qui m’épouvantaient également. D’abord,