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précaution inutile

comprenant que je l’avais cachée à tout le monde, il déclara qu’il voyait enfin la raison pour laquelle, à cette époque de ma vie, je ne voulais jamais sortir. Il se trompa. Il était d’ailleurs fort excusable car la réalité même, si elle est nécessaire, n’est pas complètement prévisible. Ceux qui apprennent sur la vie d’un autre quelque détail exact en tirent aussitôt des conséquences qui ne le sont pas et voient dans le fait nouvellement découvert l’explication de choses qui précisément n’ont aucun rapport avec lui.

Quand je pense maintenant que mon amie était venue, à notre retour de Balbec, habiter à Paris sous le même toit que moi, qu’elle avait renoncé à l’idée d’aller faire une croisière, qu’elle avait sa chambre à vingt pas de la mienne, au bout du couloir, dans le cabinet à tapisseries de mon père, et que chaque soir, fort tard, avant de me quitter, elle glissait dans ma bouche sa langue, comme un pain quotidien, comme un aliment nourrissant et ayant le caractère presque sacré de toute chair à qui les souffrances, que nous avons endurées à cause d’elle, ont fini par conférer une sorte de douceur morale, ce que j’évoque aussitôt par comparaison, ce n’est pas la nuit que le capitaine de Borodino me permit de passer au quartier, par une faveur qui ne guérissait en somme qu’un malaise éphémère, mais celle où mon père envoya maman dormir dans le petit lit à côté du mien. Tant la vie, si elle doit une fois de plus nous délivrer d’une souffrance qui paraissait inévitable, le fait dans des conditions différentes, opposées parfois jusqu’au point qu’il y a presque sacrilège apparent à constater l’identité de la grâce octroyée !

Quand Albertine savait par Françoise que, dans la nuit de ma chambre aux rideaux encore fermés, je ne dormais pas, elle ne se gênait pas