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précaution inutile

chose que les relations immorales, assez peu précises dans son esprit, qu’elle flétrissait chez les autres ? N’était-ce pas aussi possible que le même changement, et cette même inconscience de changement qui s’étaient produits dans ses relations avec moi, dont elle avait repoussé à Balbec avec tant d’indignation les baisers qu’elle devait me donner elle-même ensuite chaque jour, et que, je l’espérais, elle me donnerait encore bien longtemps, du moins, qu’elle allait me donner dans un instant. »

« — Mais, ma chérie, comment voulez-vous que je leur annonce puisque je ne les connais pas ? »

Cette réponse était si forte qu’elle aurait dû dissoudre les objections et les doutes que je voyais cristallisés dans les prunelles d’Albertine. Mais elle les laissa intacts. Je m’étais tu et pourtant elle continuait à me regarder avec cette attention persistante qu’on prête à quelqu’un qui n’a pas fini de parler. Je lui demandai de nouveau pardon. Elle me répondit qu’elle n’avait rien à me pardonner. Elle était redevenue très douce. Mais sous son visage triste et défait, il me semblait qu’un secret s’était formé. Je savais bien qu’elle ne pouvait me quitter sans me prévenir, d’ailleurs elle ne pouvait ni le désirer (c’était dans huit jours qu’elle devait essayer les nouvelles robes de Fortuny), ni décemment le faire, ma mère revenant à la fin de la semaine et sa tante également. Pourquoi, puisque c’était impossible qu’elle partît, lui redis-je à plusieurs reprises que nous sortirions ensemble le lendemain pour aller voir des verreries de Venise que je voulais lui donner et fus-je soulagé de l’entendre me dire que c’était convenu.

Quand elle put me dire bonsoir et que je l’embrassai, elle ne fut pas comme d’habitude, se détourna — c’était quelques instants à peine