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précaution inutile

ticulièrement vénitien qu’on l’appelle rose Tiepolo.

Dans la journée Françoise avait laissé échapper devant moi qu’Albertine n’était contente de rien, que quand je lui faisais dire que je sortirais avec elle, ou que je ne sortirais pas, que l’automobile viendrait la prendre, ou ne viendrait pas, elle haussait presque les épaules et répondait à peine poliment. Un soir où je la sentais de mauvaise humeur et où la première grande chaleur m’avait énervé, je ne pus retenir ma colère et lui reprochai son ingratitude.

« — Oui, vous pouvez demander à tout le monde, criai-je de toutes mes forces, hors de moi, vous pouvez demander à Françoise, ce n’est qu’un cri. »

Mais aussitôt je me rappelai qu’Albertine m’avait dit une fois combien elle me trouvait l’air terrible quand j’étais en colère et m’avait appliqué les vers d’Esther :

Jugez combien ce front irrité contre moi
Dans son âme troublée a dû jeter d’émoi.
Hélas sans frissonner quel cœur audacieux
Soutiendrait les éclairs qui partent de ses yeux ?

J’eus honte de ma violence. Et pour revenir sur ce que j’avais fait, sans cependant que ce fût une défaite, de manière que ma paix fut une paix armée et redoutable, en même temps qu’il me semblait utile de montrer que je ne craignais pas une rupture pour qu’elle n’en eût pas l’idée :

« — Pardonnez-moi, ma petite Albertine, j’ai honte de ma violence, j’en suis désespéré. Si nous ne pouvons plus nous entendre, si nous devons nous quitter, il ne faut pas que ce soit ainsi, ce ne serait pas digne de nous. Nous nous quitterons s’il le faut, mais avant tout je tiens à vous