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précaution inutile

traces de défauts. Du reste, quand je m’étais décidé à éveiller Albertine, j’avais pu le faire sans crainte, je savais que son réveil ne serait nullement en rapport avec la soirée que nous venions de passer, mais sortirait de son sommeil comme de la nuit sort le matin. Dès qu’elle avait entr’ouvert les yeux en souriant, elle m’avait tendu sa bouche, et avant qu’elle eût encore rien dit, j’en avais goûté la fraîcheur apaisante comme celle d’un jardin encore silencieux avant le lever du jour.

Pourtant, à la venue du printemps, je me laissai emporter par la colère un soir. C’était justement celui où Albertine avait revêtu pour la première fois la robe de chambre bleu et or de Fortuny qui en m’évoquant Venise me faisait plus sentir encore ce que je sacrifiais pour elle qui ne m’en savait aucun gré. Si je n’avais jamais vu Venise, j’en rêvais sans cesse depuis ces vacances de Pâques qu’encore enfant j’avais dû y passer et plus anciennement encore par les gravures du Titien et les photographies de Giotto que Swann m’avait jadis données à Combray. La robe de Fortuny que portait ce soir-là Albertine me semblait comme l’ombre tentatrice de cette invisible Venise. Elle était envahie d’ornementation arabe comme Venise, comme les palais de Venise dissimulés à la façon des sultanes derrière un voile ajouré de pierre, comme les reliures de la Bibliothèque Ambrosienne, comme les colonnes desquelles les oiseaux orientaux qui signifient alternativement la mort et la vie, se répétaient dans le miroitement de l’étoffe, d’un bleu profond qui au fur et à mesure que mon regard s’y avançait se changeait en or malléable par ces mêmes transmutations qui devant les gondoles qui s’avancent changent en métal flamboyant l’azur du grand canal. Et les manches étaient doublées d’un rose cerise qui est si par-