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précaution inutile

Je pouvais prendre sa tête, la renverser, la poser contre mes lèvres, entourer mon cou de ses bras, elle continuait à dormir comme une montre qui ne s’arrête pas, comme une bête qui continue de vivre quelque position qu’on lui donne, comme une plante grimpante, un volubilis qui continue de pousser ses branches quelque appui qu’on lui donne. Seul son souffle était modifié par chacun de mes attouchements comme si elle eût été un instrument dont j’eusse joué et à qui je faisais exécuter des modulations en tirant de l’une, puis de l’autre de ses cordes des notes différentes. Ma jalousie s’apaisait, car je sentais Albertine devenue un être qui respire, qui n’est pas autre chose, comme le signifiait ce souffle régulier par où s’exprime cette pure fonction physiologique qui, tout fluide, n’a l’épaisseur ni de la parole, ni du silence, et dans son ignorance de tout mal, son haleine tirée plutôt d’un roseau creusé que d’un être humain était vraiment paradisiaque, était le pur chant des anges pour moi qui, dans ces moments-là, sentait Albertine soustraite à tout, non pas seulement matériellement, mais moralement. Et dans ce souffle pourtant, je me disais tout à coup que peut-être bien des noms humains apportés par la mémoire devaient se jouer. Parfois même à cette musique, la voix humaine s’ajoutait. Albertine prononçait quelques mots. Comme j’aurais voulu en saisir le sens. Il arrivait que le nom d’une personne dont nous avions parlé et qui excitait ma jalousie vînt à ses lèvres, mais sans me rendre malheureux car le souvenir qu’il y amenait semblait n’être que celui des conversations qu’elle avait eues à ce sujet avec moi. Pourtant un soir où les yeux fermés elle s’éveillait à demi, elle dit en s’adressant à moi :

« — Andrée. »

Je dissimulai mon émotion.