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précaution inutile

changement de l’être qui me le faisait éprouver, la différence de sentiment qu’il m’inspirait, la transformation même de mon caractère me rendaient impossible d’en réclamer l’apaisement à Albertine comme autrefois à ma mère.

Je ne savais plus dire : je suis triste. Je me bornais, la mort dans l’âme, à parler de choses indifférentes qui ne me faisaient faire aucun progrès vers une solution heureuse. Je piétinais sur place dans de douloureuses banalités. Et avec cet égoïsme intellectuel qui pour peu qu’une vérité insignifiante se rapporte à notre amour nous en fait faire un grand honneur à celui qui l’a trouvée, peut-être aussi fortuitement que la tireuse de cartes qui nous a annoncé un fait banal, mais qui s’est depuis réalisé, je n’étais pas loin de croire Françoise supérieure à Bergotte et à Elstir parce qu’elle m’avait dit à Balbec : « Cette fille-là ne vous causera que du chagrin. »

Chaque minute me rapprochait du bonsoir d’Albertine qu’elle me disait enfin. Mais ce soir son baiser d’où elle-même était absente, et qui ne me rencontrait pas, me laissait si anxieux que, le cœur palpitant, je la regardais aller jusqu’à la porte en pensant : « Si je veux trouver un prétexte pour la rappeler, la retenir, faire la paix, il faut se hâter, elle n’a plus que quelques pas à faire pour être sortie de la chambre, plus que deux, plus qu’un, elle tourne le bouton ; elle ouvre, c’est trop tard, elle a refermé la porte ! » Peut-être pas trop tard, tout de même. Comme jadis à Combray quand ma-mère m’avait quitté sans m’avoir calmé par son baiser, je voulais m’élancer sur les pas d’Albertine, je sentais qu’il n’y aurait plus de paix pour moi avant que je l’eusse revue, que ce revoir allait devenir quelque chose d’immense qu’il n’avait pas encore été jusqu’ici et que, si je ne réussissais pas tout