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précaution inutile

coucher, il n’y avait pas grand temps à perdre si nous voulions faire la paix, recommencer à nous embrasser. Aucun de nous deux n’en avait encore pris l’initiative. Sentant qu’elle était, de toute façon, fâchée, je profitai pour lui parler d’Esther Lévy.

« — Bloch m’a dit — ce qui n’était pas vrai — que vous aviez bien connu sa cousine Esther. »

« — Je ne la reconnaîtrais même pas, dit Albertine d’un air vague. »

« — J’ai vu sa photographie, ajoutai-je en colère. »

Je ne regardais pas Albertine en disant cela, de sorte que je ne vis pas son expression qui eût été sa seule réponse, car elle ne dit rien. Ce n’était plus l’apaisement du baiser de ma mère à Combray, que j’éprouvais auprès d’Albertine, ces soirs-là, mais, au contraire, l’angoisse de ceux où ma mère me disait à peine bonsoir, ou même ne montait pas dans sa chambre, soit qu’elle fût fâchée contre moi ou retenue par des invités. Cette angoisse, non pas sa transposition dans l’amour, — non, cette angoisse elle-même qui s’était un temps spécialisée dans l’amour, qui avait été affectée à lui seul, quand le partage, la division des passions s’était opérée, — maintenant, semblait de nouveau s’étendre à toutes, redevenue indivise de même que dans mon enfance, comme si tous mes sentiments qui tremblaient de ne pouvoir garder Albertine auprès de mon lit à la fois comme une maîtresse, comme une sœur, comme une fille, comme une mère (du bonsoir quotidien, duquel je recommençais à éprouver le puéril besoin) avaient commencé de se rassembler, de s’unifier dans le soir prématuré de ma vie qui semblait devoir être aussi brève qu’un jour d’hiver, mais si j’éprouvais l’angoisse de mon enfance, le