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précaution inutile

rieure, aspect du côté des rapports sociaux, qu’on exprimait dans ces mots qui me paraissaient autrefois aussi faux dans leur contenu que pleins de banalité dans leur forme quand on disait en parlant de mon père : « Sous sa froideur glaciale, il cache une sensibilité extraordinaire, ce qu’il a surtout, c’est la pudeur de sa sensibilité. »

Ne cachait-il pas au fond d’incessants et secrets orages ce calme au besoin semé de réflexions sentencieuses, d’ironie pour les manifestations maladroites de la sensibilité, et qui était le sien, mais que moi aussi maintenant j’affectais vis-à-vis de tout le monde, et dont surtout je ne me départissais pas dans certaines circonstances vis-à-vis d’Albertine ?

Je crois que vraiment ce jour-là j’allais décider notre séparation et partir pour Venise. Ce qui me réenchaîna à ma liaison tint à la Normandie, non qu’elle manifestât quelque intention d’aller dans ce pays où j’avais été jaloux d’elle (car j’avais cette chance que jamais ses projets ne touchaient aux points douloureux de mon souvenir), mais parce qu’ayant dit :

« — C’est comme si je vous parlais de l’amie de votre tante qui habitait Infreville. »

Elle répondait avec colère, heureuse comme toute personne qui discute et qui veut avoir pour soi le plus d’arguments possibles, de me montrer que j’étais dans le faux et elle dans le vrai.

« — Mais jamais ma tante n’a connu personne à Infreville, et moi-même je n’y suis jamais allée. »

Elle avait oublié le mensonge qu’elle m’avait fait un soir sur la dame susceptible chez qui c’était de toute nécessité d’aller prendre le thé, dût-elle en allant voir cette dame perdre mon amitié et se donner la mort. Je ne lui rappelai pas son mensonge. Mais il m’accabla. Et je remis encore à une autre fois la rupture. Il n’y a pas