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précaution inutile

quand je parlais à Albertine, il me semblait entendre ma grand’mère ; du reste n’était-il pas arrivé à ma mère (tant d’obscurs courants inconscients infléchissaient en moi jusqu’aux plus petits mouvements de mes doigts eux-mêmes à être entraîné dans les mêmes cycles que mes parents) de croire que c’était mon père qui entrait, tant j’avais la même manière de frapper que lui.

D’autre part l’accouplement des éléments contraires est la loi de la vie, le principe de la fécondation, et comme on verra la cause de bien des malheurs. Habituellement, on déteste ce qui nous est semblable et nos propres défauts vus du dehors nous exaspèrent. Combien plus encore quand quelqu’un qui a passé l’âge où on les exprime naïvement et qui, par exemple, s’est fait dans les moments les plus brûlants un visage de glace, exècre-t-il les mêmes défauts, si c’est un autre, plus jeune ou plus naïf, ou plus sot qui les exprime. Il y a des sensibles pour qui la vue dans les yeux des autres des larmes qu’eux-mêmes retiennent est exaspérante. C’est la trop grande ressemblance qui fait que, malgré l’affection et parfois plus l’affection est grande, la division règne dans les familles.

Peut-être chez moi, et chez beaucoup, le second homme que j’étais devenu était-il simplement une face du premier, exalté et sensible du côté de soi-même, sage Mentor pour les autres. Peut-être en était-il ainsi chez mes parents selon qu’on les considérait par rapport à moi ou en eux-mêmes. Et pour ma grand’mère et ma mère il était trop visible que leur sévérité pour moi était voulue par elles et même leur coûtait, mais peut-être chez mon père lui-même la froideur n’était-elle qu’un aspect extérieur de sa sensibilité ? Car c’est peut-être la vérité humaine de ce double aspect : aspect du côté de la vie inté-