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L’ILLUSTRATION

Rouletabille était déjà sur ses jambes.

— Eh ! Monsieur ! fit-il, je ne vous attendais point pour m’apprendre cela !… Merci tout de même et bonsoir !…

Il fila. Gounsovski sonna. Un schelavieck se présenta.

— Dites que l’on peut ouvrir tous les cabinets des corridors, je ne les retiens plus ! (Ainsi furent délivrés les amis de Gounsovski qui veillaient près de là sur sa sécurité.)

Resté seul, le maître de l’Okrana s’épongea le front, se versa un grand verre d’eau glacée qu’il vida d’un trait. Après quoi, il dit :

— Koupriane aura de l’ouvrage ce soir, je lui souhaite bonne chance. Quant à eux, quoi qu’il arrive, je m’en lave les mains.

Et il se les frotta.


X

DRAME DANS LA NUIT


À la porte de Krestowsky, Rouletabille qui cherchait un isvotchik sauta dans une calèche dans laquelle venait de monter la belle Onoto. La danseuse le reçut sur ses genoux.

— À Elaguine, à fond de train, cria pour toute explication le reporter.

Scari ! Scari ! (Vite ! Vite ! ) répéta Onoto.

Elle était accompagnée d’un vague personnage auquel ni l’un ni l’autre ne prêtait la moindre attention.

— Quelle soirée ! Que se passe-t-il ? Vous ne dormez donc plus ? interrogea la belle actrice…

Mais, Rouletabille, debout, derrière l’énorme cocher, pressait les chevaux, dirigeait la course de l’équipage qui s’enfonçait dans la nuit à une allure vertigineuse. Au coin d’un pont, il ordonna d’arrêter. Les chevaux stoppèrent, fumants, hennissants, cabrés. Il remercia, sauta dans les ténèbres, disparut.

— Quel pays ! Quel pays ! Caramba !… fit l’artiste espagnole.

L’équipage attendit quelques minutes, puis retourna vers Pétersbourg.

Rouletabille était descendu le long de la berge, et, lentement, prenant des précautions infimes pour ne pas dévoiler sa présence par le moindre bruit, il s’avança du côté de la plus grande largeur du fleuve. Bientôt, sur le noir de la nuit, la masse plus noire de la villa Trébassof apparut comme une énorme tache. Il s’arrêta. Il s’était glissé jusque-là comme une couleuvre, parmi les roseaux, les herbes, les fougères. Il était sur les derrières de la villa, près de la rive, non loin du petit sentier où il avait découvert le passage de l’assassin, grâce aux fils de la vierge brisés. Dans le moment, la lune se montra et les bouleaux du chemin qui, tout à l’heure, étaient de grands bâtons noirs, devinrent des cierges blancs qui semblaient éclairer cette inquiétante solitude.

Le reporter voulut profiter immédiatement de cette clarté soudaine pour savoir si l’on avait tenu compte de ses avertissements et si les abords de la villa, de ce côté, étaient gardés. Il ramassa un petit caillou, et le lança assez loin de lui, sur le sentier. À ce bruit insolite, trois ou quatre ombres de têtes se dessinèrent soudain sur le sol blanchi par la lune, mais redisparurent aussitôt, mêlées à nouveau aux grandes herbes touffues.

Il était renseigné.

L’oreille très fine du reporter perçut un glissement qui venait à lui, un léger craquement de branches, puis, tout à coup, une ombre s’allongea à son côté et il sentit le froid d’un canon de revolver sur la tempe. Il dit : « Koupriane ! » et aussitôt une main prit la sienne, la lui serra. La nuit était redevenue opaque. Il murmura :

— Comment êtes-vous là, en personne ?