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LE CHÂTEAU NOIR

la main. Rouletabille lui avait demandé, entre deux sommes, s’il n’avait pas servi dans quelque restaurant de la Côte d’Ivoire où il aurait attrapé la maladie du sommeil. À quoi Modeste lui avait répondu en bâillant qu’il n’était point besoin d’aller à la Côte d’Ivoire pour attraper cette maladie-là et qu’il en avait senti les premières atteintes dans la première semaine qu’il avait fréquenté une brasserie du quartier Montmartre, où il servait des clients trop éveillés jusqu’à trois heures du matin.

« C’est une maladie fort répandue, monsieur, expliqua-t-il, chez les garçons de café. Nous sommes comme ça, rien qu’à Paris, plusieurs milliers qui arrivons « à la boîte » à neuf heures du matin pour astiquer les cuivres et garnir la terrasse, et qui ne pouvons guère être dans notre lit avant le lendemain matin entre trois et quatre heures. Quatre heures de sommeil, monsieur, ce n’est pas assez… surtout quand on n’a pas le droit de s’asseoir. Si vous arrivez à une heure où il n’y a pas presse, dans un café ou dans une brasserie, vous trouverez tous les garçons debout, appuyés d’une jambe contre une table ou le pied sur un bâton de chaise, les bras croisés dans une attitude de profonde méditation. Or, monsieur, ils ne méditent pas ; ils dorment. Ils dorment une minute, deux minutes, trois minutes ; ils se rattrapent comme ils peuvent. Moi, monsieur, j’ai fait mon compte : j’ai vingt-sept mille trois cent soixante-quinze heures de sommeil à rattraper !

— Hein ! s’était écrié Rouletabille.

— Suivez-moi bien. J’ai quarante ans, Je suis garçon de café depuis l’âge de quinze ans, par conséquent, il y a vingt-cinq ans que je sers et, par une sorte de fatalité, toujours dans des maisons qui ont « la permission de trois heures ». Un honnête homme doit dormir sept heures au moins. Moi, j’en dormais quatre. Trois cent soixante-cinq jours multiplié par les trois heures qui me manquaient quotidiennement font 1 095, que je multiplie par 25, ce qui fait bien 27 375 heures à rattraper !