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KARA SELIM

sitions insensibles et se terminait par un long point d’orgue, comme jadis la musique d’Orphée et de Sapho.

Les paroles étaient celles d’un vieil air populaire d’Anatolie, une vieille complainte turque que Priski traduisait à mi-voix :

« Le printemps vient ; la fille s’en va aux champs ; dans sa poitrine chante un oiseau prisonnier. Où es-tu, mon amant ? En Égypte ou à Bagdad ? J’ai cueilli une azalée au lever du soleil ! »

Peu à peu la voix s’affaiblit, puis s’éteignit tout à fait…

Pendant que la voix se mourait ainsi, les deux matrones, derrière leur maîtresse, la dévêtaient de ses longs voiles. Tout à coup Kara Selim se leva et lui enleva le dernier qui empêchait de voir son visage. Alors tout le monde put contempler Ivana, pendant que le pacha noir proclamait que cette fille de « giaour » était sa proie et son bien, et que dès le lendemain il en ferait sa cadine favorite !

Aussitôt il y eut un grand bruit de musique et de tambours de basque et les danses commencèrent. Et ce fut un grand bienfait pour nos trois reporters dont les sourdes exclamations se perdirent au milieu du tumulte. Il y eut des danses d’almées, d’étonnantes danses du ventre où plusieurs esclaves se distinguèrent, encouragées par les battements de mains et les cris des assistants.

Mais ce fut une esclave russe qui obtint le plus grand succès.

Elle vint au milieu de la salle, les bras coquettement appuyés sur les hanches, et dansa la « cosaque » en se chantant à elle-même des airs bizarres, pleins d’une fougue enfantine et sauvage. Tantôt elle était presque assise par terre et lançait les pieds comme on jette une chose qui vous gêne, tantôt elle bondissait et tournait sur elle-même dans l’air. Enfin elle s’arrêta les bras croisés sur la poitrine et branla lentement la tête ; puis elle prit cette tête dans ses mains comme pour l’arracher et cria comme l’aigle crie quand il s’élance vers le soleil !…