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LE CHÂTEAU NOIR

en désignant, d’un geste rapide, les personnages fort corrects qui évoluaient dans le salon du général Vilitchkov, s’asseyaient à une table de bridge ou causaient dans les coins.

La plupart des hommes portaient la veste blanche coupée en travers par la bandoulière qui soutient l’épée, la culotte sombre ; d’autres officiers étaient sanglés dans de longues lévites de drap gris. Quelques-uns avaient à la main la casquette plate recouverte d’une sorte de galette blanche. Quelques habits noirs, deux ministres ; des jeunes femmes aux toilettes élégantes parlaient entre elles des dernières modes de Paris.

« Et vous êtes à la veille de partir en guerre contre les Turcs ![1] fit Rouletabille en précisant sa pensée.

— Nous n’en savons rien encore, cher ami !

— Pourquoi me mentez-vous ? lui dit-il en la regardant droit dans ses yeux admirables dont la flamme noire se détourna des siens. On a beau savoir bien mentir en Bulgarie, est-ce que ce n’est pas mon métier à moi, de savoir que c’est la guerre ? »

Elle rit :

« Petit orgueilleux !

— Pour une fois, Ivana, pour une fois, prenez-moi au sérieux, je vous en prie. Et écoutez-moi. Écoutez-moi bien !… Je ne devais pas venir à Sofia. Mon journal avait presque décidé d’envoyer ici une sorte d’état-major ; oui, des généraux à la retraite, enfin ce que nous appellerions des « bonzes calés » mais impotents. C’est moi qui ai tout fait pour qu’on les laissât à leurs rhumatismes et j’ai assumé la responsabilité de la campagne. Pourquoi ? Parce qu’un matin, à Paris, m’étant présenté à l’heure du déjeuner dans la salle de garde de la Pitié et m’étant étonné de l’absence d’Ivana Vilitchkov, il m’a été répondu que la jeune étudiante en médecine à laquelle je m’intéressais tant venait de partir pour Sofia. Je vous suivrais au bout du monde, Ivana !

  1. Il s’agit ici de la première guerre balkanique.