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qui me disait que la voyageuse était coutumière de ces fugues et qu’il n’y avait aucune raison de s’inquiéter.

De fait, la veille de mon départ, comme je faisais un dernier tour du lac et que je m’étais arrêté à quelques pas de la chapelle de Guillaume Tell, je vis apparaître, sur le seuil du sanctuaire, la vieille dame.

Jamais, comme en ce moment, je n’avais été frappé de l’immense désolation de son visage que sillonnaient de grosses larmes et jamais encore je n’avais si bien remarqué les traces encore visibles de son ancienne beauté. Elle me vit, baissa sa voilette et descendit la rive. Cependant, je n’hésitai point à la rejoindre et, la saluant, lui fit part des regrets des voyageurs. Enfin, comme j’avais le cadeau sur moi, je lui remis la petite boîte dans laquelle se trouvait la hache d’or.

Elle ouvrit la boîte avec un doux et lointain sourire, mais aussitôt qu’elle eût aperçu l’objet qui était dedans, elle se prit à trembler affreusement, se recula loin de moi comme si elle avait à redouter quelque chose de ma présence et, d’un geste insensé, jeta la hache dans le lac !

J’étais encore stupéfait de cet accueil inexplicable qu’elle m’en demandait pardon en sanglotant. Il y avait là un banc, dans cette solitude. Nous nous y assîmes. Et, après quelques plaintes contre le sort auxquelles je ne compris rien, voici l’étrange récit qu’elle me fit, la sombre histoire qu’elle me confia et que je ne devais jamais oublier ! Car, en vérité, je ne connais pas de destin plus effroyable que celui de la vieille dame aux voiles noirs, qui nous jouait avec tant d’émotion la berceuse de Schumann.

— Vous saurez tout, me dit-elle, car je vais quitter pour toujours ce pays que j’ai voulu revoir une dernière fois. Et alors vous comprendrez pourquoi j’ai jeté dans le lac la petite hache d’or. Je suis née à Genève, monsieur, d’une excellente famille. Nous étions riches, mais de malheureuses opérations de bourse ruinèrent mon père qui en mourut. À dix-huit ans, j’étais très belle, mais sans dot. Ma mère désespérait de me marier. Elle eût voulu cependant assurer mon sort avant d’aller rejoindre mon père.

J’avais vingt-quatre ans quand un parti, que tout le monde jugeait inespéré, se présenta. Un jeune homme du pays de Brisgau, qui venait passer tous les étés en Suisse et dont nous avions fait connaissance au casino d’Évian, s’éprit de moi et je l’aimai. Herbert Gutmann était un grand garçon doux, simple et bon. Il paraissait unir les qualités du cœur à celles de l’esprit. Il jouissait d’une certaine aisance sans être riche. Son père était encore dans le commerce et lui faisait une petite rente pour voyager en attendant qu’Herbert prît sa suite. Nous devions aller tous ensemble voir le vieux Gutmann dans sa propriété de Todnau, en pleine Forêt-Noire, quand la mauvaise santé de ma mère précipita singulièrement les événements.

Ne se sentant plus la force de voyager, ma mère revint en hâte à Genève, où elle reçut des autorités civiles de Todnau, sur sa demande, les meilleurs renseignements concernant le jeune Herbert et sa famille. Le père avait commencé par être un humble bûcheron, puis il avait quitté le pays et y était revenu, ayant fait une petite fortune « dans les bois ». C’est du moins tout ce que l’on savait de lui à Todnau.

Il n’en fallut pas davantage à ma mère pour qu’elle hâtât toutes les formalités qui devaient aboutir à mon mariage, huit jours avant sa mort. Elle mourut en paix et, comme elle disait, « rassurée sur mon sort ».

Mon mari, par tous les soins dont il m’entoura et son inlassable bonté, m’aida à surmonter la douleur d’une aussi cruelle épreuve. Avant de retourner auprès de son père, nous vînmes passer une semaine dans ce pays, à Guersaü, puis, à mon grand étonnement, nous entreprîmes un long voyage, toujours sans avoir vu le père. Ma tristesse se serait peu à peu dissipée si, au fur et à mesure que les jours s’écoulaient, je ne m’étais aperçue, presque avec effroi, que mon mari était d’une humeur de plus en plus sombre.

Cela m’étonna au-delà de toute expression car Herbert, à Évian, m’était apparu d’un caractère plaisant et très « en dehors ». Devais-je découvrir que toute cette gaîté d’alors était factice et cachait un profond chagrin ? Hélas ! les soupirs qu’il poussait quand il se croyait seul et le trouble parfois inquiétant de son sommeil ne me laissaient guère d’espoir, et je résolus de l’interroger. Aux premières paroles que je risquai là-dessus, il me répondit en riant aux éclats, en me traitant de petite tête folle et en m’embrassant passionnément, toutes démonstrations qui ne servirent qu’à me persuader davantage que je me trouvais en face du plus douloureux mystère.

Je ne pouvais me cacher qu’il y avait, dans la façon d’être d’Herbert, quelque chose qui ressemblait de bien près à des « remords ». Et, cependant, j’aurais juré qu’il était incapable d’une action — je ne dis pas basse ou vile — mais même indélicate. Sur ces entrefaites, le destin qui s’acharnait après moi, nous frappa dans la personne de mon beau-père, dont nous apprîmes la mort, alors que nous nous trouvions en Écosse. Cette nouvelle funeste abattit mon mari plus que je ne saurais dire. Il resta toute la nuit sans me dire un mot, ne pleurant pas, ne semblant même pas entendre les douces paroles de consolation dont j’essayais, à mon tour, de relever son courage. Il paraissait assommé. Enfin, aux premières lueurs de l’aube, il se leva du fauteuil où il s’était écroulé, me montra un visage effroyablement ravagé par une douleur surhumaine et me dit d’un ton déchirant :

— « Allons, Élisabeth, il faut revenir ! Il faut revenir ! »

Ces dernières paroles paraissaient avoir dans sa bouche et avec le ton qu’il les disait, un sens que je ne comprenais pas ! C’était une chose si naturelle que le retour au pays de son père dans un moment comme celui-là que je ne pouvais saisir la raison pour laquelle il semblait lutter contre cette nécessité de revenir. À partir de ce jour, Herbert changea du tout au tout, devint terriblement taciturne et je le surpris plus d’une fois sanglotant éperdument.

La douleur causée par la perte d’un père bien-aimé ne pouvait expliquer toute l’horreur de notre situation, car il n’y a rien de plus horrible au monde que le mystère, le profond mystère qui se glisse entre deux êtres qui s’adorent pour les écarter soudain l’un de l’autre aux heures les plus tendres et les faire se regarder l’un l’autre, éperdus, sans se comprendre.

Nous étions arrivés à Todnau, juste à temps pour prier sur une tombe toute fraîche. Ce petit bourg de la Forêt-Noire qui s’élève à quelques pas du Val-d’Enfer était lugubre et il n’y avait guère là de société pour moi. La demeure du vieux Gutmann, dans laquelle nous nous installâmes, se dressait à la lisière du bois.