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Il y a de cela bien des années, je me trouvais à Guersaü, petite station sur le lac des Quatre-Cantons, à quelques kilomètres de Lucerne. J’avais décidé de passer là l’automne, pour y terminer quelque travail, dans la paix de ce charmant village qui mire ses vieux toits pointus dans une onde romantique où glissa la barque de Guillaume Tell. En cette arrière-saison, les touristes avaient fui et tous les affreux Tartarins descendus d’Allemagne avec leurs alpenstocks, leurs bandes molletières et leur chapeau rond inévitablement adorné d’une plume légère, étaient remontés vers leurs bocks et leur choucroute et leurs « gross concerts », nous laissant enfin le pays libre entre le Pilate, les Mitten et le Rigi.

À la table d’hôte, on se retrouva tout au plus une demi-douzaine de pensionnaires qui sympathisaient et, le soir venu, se contaient les promenades du jour ou faisaient un peu de musique. Une vieille dame, toujours enveloppée de voiles noirs, qui, lorsque le petit hôtel était plein de voyageurs bourdonnants, n’avait jamais adressé la parole à personne et qui nous était toujours apparue comme la personnification de la tristesse, se révéla pianiste de premier ordre et, sans se faire prier, nous joua du Chopin et surtout une certaine berceuse de Schumann dans laquelle elle mettait une si divine émotion qu’elle nous en faisait venir les larmes aux yeux. Nous lui fûmes tous si reconnaissants des heures douces qu’elle nous avait fait passer qu’au moment du départ, à la veille de l’hiver, nous nous cotisâmes pour lui offrir un souvenir de notre saison à Guersaü.

L’un de nous, qui se rendait dans la journée à Lucerne, fut chargé d’acheter le cadeau. Il revint le soir avec une broche en or qui représentait une petite hache.

Or, ce soir-là, ni le suivant, on ne revit la vieille dame. Les pensionnaires, qui partaient, me laissèrent la hache d’or.

Les bagages de la dame n’avaient pas quitté l’hôtel et je m’attendais à la voir revenir d’un instant à l’autre, rassuré sur son sort par l’aubergiste