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du bruit, des murmures… oui, par delà les chants funèbres des flûtes d’os de morts on entend comme une foule qui vient… là, derrière le vaste rideau, le large rideau, le large rideau jaune d’or qui est tiré d’un bout à l’autre de la salle dans sa grande largeur et qui l’empêche de voir ce qui se passe. Pourquoi ces rumeurs, ces chuchotements, cet innombrable remuement de pieds ?

Elle questionne les deux mammaconas qui doivent mourir avec elle et qui sont étendues à ses pieds, dans leurs longs voiles noirs. Celles-ci lui répondent avec respect et amitié que l’on se prépare à adorer le roi Huayna-Capac qui doit venir la chercher pour la conduire à Atahualpa. Marie-Thérèse ne comprend pas. Ce roi est mort depuis très longtemps. Comment veut-on qu’il vienne ? On ne sait même pas où il est. Elles lui répondent qu’on sait parfaitement où il est. Il est au fond de la nuit et il va venir du fond de la nuit et il les emportera toutes les trois. Et elles traverseront la nuit, elles, avec leurs robes de deuil, Marie-Thérèse avec sa robe de peau d’oiseau de nuit, et elles arriveront dans les demeures enchantées du Soleil. Alors elles seront habillées tout en or, avec des robes d’or et des bijoux d’or, pour éternellement.

— Et le petit garçon ? demanda Marie-Thérèse. Que va-t-on faire du petit garçon ?…

Horreur ! elles détournent la tête et ne répondent point. Marie-Thérèse serre encore davantage le petit garçon et le couvre de baisers, comme si elle voulait l’étouffer elle-même, comme si elle voulait le faire mourir elle-même sous ses baisers. Et l’enfant Christobal lui dit encore : « Ne pleure pas, ma grande petite sœur, ce n’est pas ce vilain Roi qui va venir, mais papa et Raymond, ne pleure pas ! » et il lui rend ses baisers.

Sur l’une des grandes pierres, il y a des signes mystérieux que les mammaconas regardent à chaque instant et que les joueurs de flûtes d’os de morts se montrent en soufflant plus fort leur de profundis. Ce sont des sculptures étranges qui représentent des oiseaux à tête d’hommes et à corps de coraquenque. Le coraquenque est un oiseau incaïque dont Marie-Thérèse a déjà vu l’image dans les musées de Lima. Elle sait que, de tout temps et sur toute la terre, il n’a existé à la fois qu’un seul couple de ces oiseaux qui apparaissent dans la montagne au moment de l’investiture d’un nouveau roi auquel ils donnent deux de leurs plumes pour orner sa chevelure[1]. Ceux-là sont en pierre et font partie de la pierre. Pourquoi les regarde-t-on ainsi ?

Mais le bruit, derrière le rideau, a cessé et les joueurs de flûtes d’os de morts font entendre un modulement tout à coup si strident que les oreilles en sont comme percées. Le petit a peur et s’appuie davantage au sein de Marie-Thérèse. Et tout à coup le rideau glisse. Et l’on voit toute la salle.



LE MORT VA VENIR !
ÉCOUTEZ !


Elle est pleine d’une foule prosternée et silencieuse. Seuls sont debout, sur les marches de porphyre rouge qui descendent jusqu’à ce peuple, d’abord les trois gardiens du temple aux trois crânes incroyables. Ils sont habillés de robes de vigogne. Derrière eux, un degré plus bas, debout aussi, se tient Huascar, les bras croisés sous un puncho rouge. Et puis, plus bas encore, à l’autre degré, il y a quatre punchos rouges prosternés. Ce sont les veilleurs du sacrifice. Leurs têtes, recouvertes du bonnet sacré à oreillettes, sont si courbées sur la pierre qu’on ne voit point leurs visages.

Thérèse n’a point plutôt aperçu cette foule qu’elle ne peut croire qu’il ne se trouvera point là quelqu’un pour la délivrer. Elle se lève avec l’enfant dans les bras, elle crie : « Délivrez-nous ! Délivrez-nous ! », mais un immense cri lui répond : Muera la Coya ! Muera la Coya ! Ils lui donnent son nom de reine en aïmara-quichua, mais ils la vouent à la mort, en espagnol, pour qu’elle comprenne bien qu’elle n’a rien à attendre de leur pitié : « À mort, la Reine ! »

Les quatre mammaconas qui sont à sa droite, les quatre mammaconas qui sont à sa gauche et les deux autres qui doivent mourir, qui sont devant elle, lui ont fait reprendre sa place sur son siège. Mais elle se débat encore, elle se dresse encore, elle lève au-dessus de sa tête le petit Christobal, elle crie : « Que celui-là au moins soit sauvé ! », mais tous reprennent : « Celui-là est pour Pacahuamac ! Celui-là est pour Pacahuamac !… » Et les douze mammaconas chantent : « Au commencement, avant le dieu Soleil, et sa sœur la lune, son épouse, il y avait Pacahuamac, qui était l’esprit, le pur esprit ! »

  1. Cieza de Léon et Garcillasso.