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Huascar, il ne vit que de la haine dans les yeux de l’Indien. « Marie-Thérèse est perdue ! » se dit-il dans un âpre désespoir. Soudain, une lueur sublime éclaira l’abîme où il se sentait rouler avec Marie-Thérèse.

— Huascar, fit-il, sur un ton solennel, si vous sauvez la fille du marquis de la Torre…

Il s’arrêta un instant, car son cœur battait son thorax de coups si durs qu’il put croire qu’il allait étouffer. Les quelques secondes de silence qui précédèrent ce qui lui restait à dire à Huascar, ce qui devait être dit, lui parurent éternelles et il devait à jamais conserver dans sa mémoire le cliché barbare de ce coin de rue sombre et désert, de cette arcade obscure sous laquelle l’Indien et lui s’étaient réfugiés et où leur arrivaient par intermittence les clameurs de la plaza major et le bruit tout proche des cohetes que les petits garçons faisaient éclater dans les calles voisines, sous les pieds des passants. Sur la droite, il y avait, à une fenêtre d’un premier étage, le clignotement de veilleuse d’une demi-douzaine de verres de couleurs dans lesquels la famille d’arequipenos qui habitait là avait allumé les petits disques de cire en l’honneur de Garcia, avant de se rendre aux joies de la retraite aux flambeaux ou au triomphe du grand théâtre municipal. Il attendit qu’un Indien qui marchait courbé sous le poids d’un stock de pelliones (couvertures de selles) se fût éloigné du côté du Rio Chili et ce ne fut que lorsqu’il n’entendit plus sur les pavés le glissement du polco dont les quichuas chaussent leurs pieds nus qu’il parla. Peut-être, inconsciemment, attendait-il que quelque événement l’eût empêché de dire cette chose que l’autre écouta sans plus remuer qu’une statue : Si tu la sauves, je te jure sur mon Dieu que Marie-Thérèse ne sera pas ma femme. Huascar ne répondit pas tout de suite. Un tel marché devait l’avoir pris au dépourvu. Enfin, il dit :

— Je la sauverai ! Et maintenant va-t’en ! Rentre à l’auberge ! J’y serai à minuit.

Et il prit le chemin du Rio Chili sans plus s’occuper de Raymond. Celui-ci retourna à la plaza mayor, étourdi, les oreilles bourdonnantes, persuadé qu’il avait délivré Marie-Thérèse. Il vivait à ce point dans son rêve intérieur et jouissait si âprement de son sacrifice et de sa victoire qu’il ne vit rien de ce qui se passait autour de lui et qu’il faillit se faire écraser par une escorte de hussards qui bousculait la foule sur son passage. Il fallut bien alors qu’il levât la tête. Au centre de cet escadron galopant, il aperçut une calèche traînée par quatre chevaux harnachés comme pour le mardi gras. Dans la calèche, deux hommes : le général Garcia, avec tous ses galons, toutes ses décorations, toutes ses plumes… et, à côté de lui, en correct habit noir encadrant l’irréprochable cuirasse du plastron blanc, la figure calme et mystérieuse d’Oviedo Runtu. Dès qu’il eut reconnu ce dernier, Raymond fonça sur la foule, les poings prêts pour l’étranglement. Mais il fut roulé par le flot populaire et se trouva dans une salle de théâtre, sans pouvoir se rendre exactement compte de la façon dont il était entré là. Il voulut ressortir immédiatement, mais n’y réussit point. Garcia, penché au-dessus de la loge présidentielle, entouré de son resplendissant état-major, dont les broderies scintillaient aux feux de la rampe, saluait la multitude qui l’acclamait. Raymond était placé de telle sorte qu’il ne pouvait voir Oviedo Runtu, lequel se dissimulait modestement derrière une colonne de la loge, laissant le général aux prises avec la gloire. Le public criait et battait des mains avec transport.



OÙ L’ON RETROUVE
L’ONCLE GASPARD


Une actrice de Paris, « de la Comédie-Française », vint réciter des strophes espagnoles où Garcia était traité de « Sauveur de la Patrie ». Un rideau de fond s’écarta et laissa voir sur un socle un buste de général qui avait servi déjà plusieurs fois à d’autres généraux et qui, cette fois, représentait le général Garcia. Ce monument était entouré par toute la troupe qui entonna un chœur. Après quoi chaque artiste défila avec un petit compliment à la statue et des palmes et des couronnes dont ils la recouvrirent.

Au moment où le buste allait disparaître sous ce faix glorieux, une demoiselle habillée en Indienne quichua, avec la petite veste de laine échancrée sur la poitrine et une douzaine de jupes de différentes couleurs mises les unes sur les autres, et la mante de laine aux épaules, retenue sous le menton par une grosse épingle d’argent en forme de cuiller, se présenta.

Elle fut immédiatement acclamée par tout l’élément indien de la salle. Et, elle aussi, pour prouver que rien ne manquait au