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a failli perdre sa place pour avoir eu la preuve de ça ? c’est le pauvre Natividad !… Tout de même j’avais raison !… On le verra bien ! Et on ne me traitera plus d’imbécile !… Tenez, vous qui êtes un savant, vous avez entendu parler du Temple de la Mort ?… Oui, eh bien ! vous savez combien on a trouvé de victimes autour de la momie de Huayna Capac, dans le temple de la mort ? Quatre mille ! quatre mille êtres humains dont les uns se sont sacrifiés volontairement, dont les autres ont été découpés, étranglés, étouffés pour honorer le mort[1]. Voilà ce qui s’est passé dans le temple de la mort !… Eh bien ! et dans la Maison du Serpent ? Mais j’aime mieux ne pas vous dire ce qui se passait dans la Maison du Serpent !…

— Vous me le direz un autre jour, répondit François-Gaspard, mais permettez-moi dès aujourd’hui de vous adresser toutes mes félicitations. Tout ce que vous me dites est fort intéressant. Le gobierno supremo a su me faire accompagner par le plus intéressant et le plus érudit des commissaires ! soyez persuadé, señor inspector superior, que je lui en suis fort reconnaissant et que je lui en exprimerai toute ma satisfaction.

— Que voulez-vous dire ? demanda Natividad, complètement abruti, cette fois.

— Rien ! Rien ! je plaisante !…

Natividad, outré, poussa sa mule, tandis que François-Gaspard, derrière, avait un petit ricanement sec.

Dans cette lamentable et tragique expédition, il faisait véritablement honneur à l’Académie française… C’était lui le moins fatigué de tous. Habitué à vivre dans les bibliothèques, il ne pouvait imaginer qu’il pourrait assister vraiment à toute cette horreur vécue. Cela lui produisait l’effet d’une sorte d’expédition instructive, montée pour lui, François-Gaspard, de l’Institut, par les soins du Gouvernement et de la Société de Géographie et destinée à lui fournir de la copie. Il admettait ces mœurs dans le passé, mais le présent n’arrivait pas à l’épouvanter. Après de sérieuses réflexions, il restait persuadé que tout cela se terminerait très bien. N’était-ce pas, du reste, l’avis de Natividad dont les propos monstrueux lui paraissaient l’évocation d’un professeur d’histoire un peu emballé sur son sujet ?

Et cette Histoire se dressait maintenant à chaque instant devant eux… Ils étaient revenus dans la région de la costa ; des débris prodigieux d’aqueducs qui auraient étonné les Romains, les restes de la route incaïque qui traversait de bout en bout le monde du Sud-Amérique, du Chili à l’Équateur, se dressaient devant eux, dans le tourbillon d’une poussière suffocante, nobles épaves d’un passé qui paraissait bien mort. Morts les Incas ! Et l’on voulait lui faire croire que des Incas de ce temps-là leur avaient volé, pour les offrir à leur dieu, une jeune fille et un petit garçon d’aujourd’hui… Allons donc ! on avait décidé de le faire voyager dans le rêve !… avec la chimère ! Tout de même il jugea qu’on se moquait un peu de lui !… Cette idée ne le fâcha pas, il sourit : « Ah ! on se moque de moi ! Eh bien ! Ils ne m’auront pas !… Et rira bien qui rira le dernier ! »



LE SCEPTICISME DE
FRANÇOIS-GASPARD


Plus il réfléchissait, plus il lui apparaissait que tous ceux qui l’entouraient ou qui le précédaient s’étaient concertés pour l’intriguer et le « faire marcher » et même courir ! L’affaire avait été savamment montée entre Raymond, le marquis, Marie-Thérèse et Natividad. François-Gaspard se rappelait très bien, maintenant, que le premier soir où était survenu cet accident du coolie chinois, Marie-Thérèse avait rassuré son père en lui disant que son ami Natividad se chargeait de tout ! Eh bien ! son ami Natividad s’était chargé de tout une fois de plus ! « Elle était bien bonne !… » Et il s’attacha à ne rien laisser perdre du paysage. Ils étaient arrivés dans un petit village bâti au pied de la montagne ; comme par enchantement le vilain tourbillon, la poussière s’étaient dissipés. Ils se trouvaient dans des jardins verdoyants auxquels un ruisseau né dans la Cordillère donnait une fécondité bienfaisante. François-Gaspard eût passé avec joie quelques heures douces dans cette oasis. Mais Raymond, le marquis et même Natividad étaient comme des enragés. Ils accéléraient leur course autant qu’ils le pouvaient, maintenant qu’ils étaient en pays plat. L’oncle prit bien garde de ne point élever la moindre protestation. Il était bien décidé à leur faire croire jusqu’au bout qu’il était leur dupe. On ne s’arrêtait que pour s’enquérir du passage de la bande et l’enquête était assez difficile. Les visages

  1. Quatre mille victimes, selon Sarmiento, honorèrent les funérailles de Huayna Capac, dernier Inca mort avant l’arrivée des Espagnols. Relacion. M. S. cap. LXV.