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t’en vantes et appelles cela progresser. Tous les esprits, dont le sort funeste t’a fait père, flattent ton enfantillage, bien que parfois ils se moquent de toi entre eux. Moi je ne descendrai pas sous terre couvert d’une telle honte. Il me serait bien facile d’imiter les autres, de rivaliser de balivernes et de faire ainsi accepter mes chants à tes oreilles. Mais j’aime mieux avoir montré le plus possible le mépris de toi qui se cache dans mon cœur, bien que je sache que l’oubli écrase celui qui déplut trop à son temps. Je me ris jusqu’à présent de ce mal qui me sera commun avec toi. Tu vas rêvant la liberté, et tu veux remettre en esclavage la pensée par laquelle seule nous sortons en partie de la barbarie, qui seule accroît la civilisation et améliore les destins d’un peuple. Ainsi, elle t’a déplu, la vérité sur l’âpre sort et la basse condition que la nature nous a donnés. Tu as lâchement tourné le dos à la lumière qui éclairait cette vérité : tu la fuis, tu appelles vil celui qui la suit et magnanime celui-là seul qui, se moquant de lui-même ou des autres, rusé ou fou, élève jusqu’aux astres la condition des hommes.

Un homme pauvre et faible de corps, qui a l’âme généreuse et haute, ne se donne ni ne se tient pour riche ni pour vigoureux ; dans le monde, il n’a pas le ridicule de faire parade d’opulence et de santé. Mais il se laisse voir sans honte ce qu’il est, c’est-à-dire dénué de force et d’argent :